Eric Bernard est l’autre révélation de Sauvage. Comédien passé par le théâtre, les séries télévisées et les téléfilms, il crève l’écran dans le rôle de Ahd, prostitué avec plan de carrière dont Léo (Félix Maritaud) s’amourache et avec qui il va développer une relation particulière. Rencontre autour de Sauvage, des débuts de comédien d’Eric Bernard et de la place de la diversité dans l’audiovisuel français.
Comment avez-vous débuté dans le métier d’acteur ?
Eric Bernard : A Paris, dans les années 2000, j’ai rencontré une directrice de casting, Sylvie Brocheré qui disait rechercher un garçon comme moi pour jouer un militaire dans un téléfilm pour France 2, cela s’appelait Jamais prêt (réalisé par William Crépin, NDLR) et c’était avec Eric Métayer que j’ai d’ailleurs croisé à Cannes en mai, près de 20 ans après ! Ensuite j’ai enchaîné pas mal de rôles dans des séries télé ou téléfilms (Madame La Proviseur, Les Monos, Quai n°1, NDLR). Il y avait une vraie demande de la part de France 2 et TF1 qui voulaient des jeunes gars comme moi. C’était le moment de la discrimination positive.
L’appel de la diversité !
EB : C’est ça, sauf que la diversité n’était pas si diverse que ça à l’écran… Ce qui était marrant à l’époque, c’est qu’on retrouvait quasiment les mêmes dialogues dans tous les scénarios, les mêmes noms aussi : ça oscillait entre Karim, Samir, Samir, et Karim ! A un moment, j’en ai eu un peu marre, j’ai fait un blocage sur ces trucs. Alors je me suis consacré au théâtre, une pièce notamment qui s’appelait Mélange instable, une variation autour de Jean Genêt et de L’Enfant criminel. C’était une thématique qui m’intéressait beaucoup, parce que je viens de la DDASS. C’est un seul-en-scène que j’ai joué pendant un an et demi. Ensuite sont arrivés les premiers longs, avec le réalisateur Christophe Sahr, un film avec Yohan Libéreau et Christa Théret qui s’appelait Voie rapide, puis 11.6 de Philippe Godeau avec François Cluzet, Bouli Lanners et Corinne Masiero. François Cluzet m’a dit un jour: “Tu sais, mon gars, jouer c’est à la portée de n’importe qui, de n’importe quel gosse. Regarde les enfants, ils jouent naturellement. En revanche, un acteur c’est différent, parce qu’on va te demander de vivre les choses par intermittence. Si tu sais faire ça, c’est que t’es un bon acteur“. Et c’est un truc que j’ai essayé de garder, d’appliquer.
Les rôles proposés aux acteurs d’origine maghrébine ont évolué ces dernières années ?
EB : C’est toujours compliqué, mais je ne sais même pas pourquoi, parce que les acteurs, qu’ils soient d’origine maghrébine, asiatique ou black, n’ont pas de difficultés à jouer d’autres rôles. C’est les décideurs qui ont plus de mal à les mettre à l’écran, comme si la ménagère de 50 ans était coincée entre son frigo et son canapé blancs. Je me dis qu’il suffirait de pas grand-chose, il faut une nouvelle génération de décideurs, de gens qui acceptent de mettre la diversité à l’écran. Il faut que ça bouge, parce que je crois que les mentalités sont prêtes pour cela.
Comment Sauvage est arrivé dans votre vie ?
EB : Camille (Vidal-Naquet, le réalisateur, NDLR) avait écumé tout Paris, Marseille et Strasbourg et il ne trouvait aucun acteur rebeu qui voulait jouer nu. Je me suis dit : « Si le mec m’emballe avec son histoire, je le ferai ». Après si c’est juste faire du nu pour du nu, je ne vois pas trop l’intérêt. Quand j’ai rencontré Camille, j’ai été rassuré parce que ce n’était pas ça qu’il voulait. C’était assez naturel de jouer pour Camille. Ahd est un personnage toujours à l’affût, très tendu, sur le fil. Il a un rapport étrange à la violence. On est censé être dans un pays pacifié, sauf qu’on est là dans un no man’s land ici, on est plus du tout dans les règles de la société. Tu es ta propre police, mais, en même temps, tu es aussi un bourreau comme une victime. C’est une micro-société qui s’est créée en marge, pas très loin, au pied des beaux quartiers. Ce mec ne s’est jamais posé la question de savoir si coucher avec des hommes pour de l’argent, c’était être pédé ou pas. Il est plus dans un rapport tarifé, plus intime, plus physique. Et là arrive Léo qui se prend d’affection pour lui, un peu trop. Ahd le prend régulièrement dans les bras, il joue avec lui, il y a une vraie complicité, une vraie affection. Et de cette affection va germer une sorte d’idée que peut-être il est homosexuel. Mais dans sa culture, c’est vrai que c’est très compliqué. Et lui, il n’a pas l’intelligence d’aller au-delà de ça. C’est un rejet pur et simple, pour lui, être pédé, c’est hors de question.
Contrairement à Léo, il fait le choix de rentrer dans une case. Il décide de se laisser apprivoiser…
EB : Domestiquer carrément, oui ! Ce film a failli s’appeler Entre chien et loup. L’idée, c’est la différence entre le sauvage et celui qui a été domestiqué. Les deux personnages sont à un moment charnière de leur vie. Léo doit se soigner, parce qu’il est malade à crever et qu’il va sans doute y passer s’il ne fait rien. Pour Ahd, c’est un peu différent, c’est un mec qui a trop bourlingué là-dedans pour se dire qu’il va y finir. Il aspire à autre chose.
Il faut une nouvelle génération de décideurs, de gens qui acceptent de mettre la diversité à l’écran. Il faut que ça bouge, parce que je crois que les mentalités sont prêtes pour cela.
Ahd veut s’en sortir d’une façon ou d’une autre…
EB : Oui, et l’opportunité pour lui vient de ce client qui lui propose de l’emmener en Espagne pour finir ses jours à ses côtés. Il y voit une occasion de démarrer une nouvelle vie mais en fait, il ne démarre rien, il va continuer cette vie ailleurs, de manière un peu plus anonyme peut-être. Effectivement, cela le domestique beaucoup plus que Léo qui, lui, accepte de manière christique tout ce qu’il se prend dans la gueule. Quand je tourne j’ai toujours un album qui m’accompagne, et cette fois-ci c’était Back to Black de Amy Whinehouse parce que j’avais l’impression que mon personnage passait son temps à essayer de refuser les avances de Léo, et qu’il fallait qu’il coupe une bonne fois pour toutes. C’est un peu comme si le mec était en « rehab ».
Vous aviez aussi quelques films en tête ?
EB : Change-moi ma vie de Liria Begeja avec Sami Bouajila, Fanny Ardant et Roschdy Zem (sorti en 2000, NDLR), par exemple. Le personnage de Roschdy Zem est un prostitué hétérosexuel qui se travestit. Il est à la fois sportif, parce qu’il est venu en France pour faire Sport-Études mais ça a foiré, et il n’a pas de papiers, il lui faut un boulot. C’est un peu la situation de mon personnage qui lui non plus n’a pas de papiers et il faut quand même qu’il bosse, qu’il bouffe. C’est aussi un sportif, et je me suis dit qu’il y a forcément des ponts entre ces deux personnages, ça m’a intéressé. Et le personnage de Roschdy Zem, encore lui, dans J’embrasse pas d’André Téchiné, est aussi assez proche de Ahd dans la manière de faire, il est bienveillant avec le personnage de Manuel Blanc.
Comment avez-vous travaillé avec Camille ? Quel directeur d’acteurs est-il ?
EB : C’est un réalisateur extrêmement précis. Si tu penses pouvoir faire de l’impro avec Camille, tu te fous le doigt dans l’œil ! C’est hyper écrit, il a une idée très précise de comment prononcer certaines syllabes et c’est super troublant. Quand il te dit “Fais une impro”, très vite il revient à quelque chose de très écrit. Donc l’improvisation, à mon avis, lui sert à nous ébrouer un peu, à nous fatiguer. Après, il revient sur quelque chose de bien écrit. Il y avait un rythme très précis, comme une partition.
Comment la collaboration s’est-elle passée avec Félix Maritaud ? Comment vous êtes-vous apprivoisés ?
EB : C’est toujours assez simple avec Félix, c’est quelqu’un de très instinctif, soit il t’aime bien, soit il te déteste. Il est sans filtre. Et en termes d’animalité, on peut le comparer facilement à un chat. Il est très attentif aux énergies, quand il ressent des énergies dissonantes, il s’écarte. C’est vraiment une histoire d’énergies avec Félix.
Quels étaient les écueils à éviter pour interpréter le personnage d’Ahd ?
EB : J’avais très peur de donner une version qui aurait été trop dans la séduction, je n’avais pas envie de faire le beau. Ce sont des personnages qui se droguent beaucoup, qui se lavent peu, qui enchaînent les passes et leur corps ne leur appartiennent plus vraiment quelque part. Il y a une forme de dématérialisation du corps. Quand tu as l’habitude de mettre ton corps à la disposition de quelqu’un, est-ce que tu peux tout à fait te le réapproprier ? C’est une vraie question. Il y a beaucoup de tendresse dans ce film, on peut croire les personnages déconnectés du monde réel et de l’humanité, mais finalement c’est la seule chose qui leur reste.
C’est quoi la suite pour vous ?
EB : J’ai rencontré un metteur en scène qui m’a proposé de jouer dans son prochain long. Je passe pas mal d’auditions pour le théâtre. J’ai auditionné aussi pour un film avec Gustave Kervern. Les choses changent, notamment dans la manière dont les directeurs de casting m’abordent.
Avec quels réalisateurs ou réalisatrices aimeriez-vous travailler à l’avenir ?
EB : Il y en a plusieurs ! Philippe Faucon, parce que j’avais beaucoup aimé La Désintégration qui soulevait des questions importantes pour moi sur la façon dont des mecs qui sont humains finissent par se transformer en monstres. J’avais besoin de ça et le film de Philippe Faucon m’a aidé. Sinon, Gaël Morel que j’ai rencontré il y a très longtemps, je pense qu’on a des points communs immenses. C’est un des seuls à s’être intéressé aux acteurs rebeu ! J’ai aussi rencontré le réalisateur belge Stephan Streker qui a fait Noces, c’est quelqu’un avec qui j’aimerais beaucoup travailler.
Et des acteurs dont vous êtes fan ?
EB : Béatrice Dalle, c’est quelqu’un qui me plaît énormément. Ou Blanche Gardin, Vincent Cassel, il y en a tellement… Ceux-là sont quand même des bêtes de cinéma.
Propos recueillis par Ava Cahen et Franck Finance-Madureira
Photos : Pyramide Distribution