Une jeune fille qui va bien de Sandrine Kiberlain (Semaine de la Critique)
Insouciance insistante
Irène répète ses scènes pour le Conservatoire, apprend à s’évanouir pour de faux sur les mots de Marivaux, se relève, recommence, sourit. Irène monte les escaliers de la maison familiale en trombe, sort en claquant la porte, dévale les rues de Paris. Elle a toujours une grimace taquine pour son grand frère (Anthony Bajon), un bisou furtif pour son père (André Marcon), un mot doux pour sa mamy (Françoise Widhoff). Irène, 19 ans, les yeux verts grands ouverts devant l’horizon, elle a soif de devenir actrice, de tomber amoureuse, bref comme dirait l’autre, de vivre sa vie. Le portrait de cette jeune fille en fleur serait presque banal si on n’était pas en 1942. Par petites touches ça et là, Sandrine Kiberlain raconte le mal qui vient, sans reconstitutions forcées, sans militaires et sans Nazis. Les plans sont serrés, les costumes précis mais pas trop marqués, et l’époque se révèle crescendo, dans les couleurs délavées, les détails, certains mots. Ce sont les papiers d’identité de la famille qu’il faut changer à la mairie, c’est une phrase prononcée l’air de rien par un voisin, c’est une rupture, une disparition sans explications, une radio confisquée. « Enfin, on a pas la peste, quand même ! » finit par s’exclamer Irène. Elle regarde ailleurs en riant, mais certains de ses évanouissements sont vrais…. Pour son premier film derrière la caméra, Kiberlain évite les clichés dans un sujet qu’on a souvent vu au cinéma, grâce à un point de vue précis : celui d’Irène, dont la trajectoire gonflée d’espoir va dans le sens contraire de l’Histoire. Comme Anne Frank écrivant son journal, seul le spectateur sait que ça va mal se terminer. Irène, elle, continue d’avancer face, au soleil, l’étoile jaune brodée sur la veste, et le regard déterminé. Tout le film tient dans cette image puissante. L’émotion jaillit là, dans ces contradictions, dans toute la mélancolie sourde d’une fougue empêchée, comme une phrase coupée net avant d’être terminée. Elle doit beaucoup aussi à Rébecca Marder, qui donne vie à Irène. Dans son sourire mutin et ses maladresses gracieuses, on y retrouve à notre tour les émois de nos premiers amours. E.M.
En salles le 26 janvier 2022.
Bergman Island de Mia Hansen-Love (Compétition officielle)
La balade de Chris
Un couple de cinéastes (Vicky Krieps et Tim Roth) part en séjour sur l’île suédoise de Farö, toute entière enveloppée par l’aura de Bergman et des films qu’il y a tournés ou écrits. Au contact de cette nature sauvage et foisonnante, à mesure que les scénarios des personnages s’écrivent, la fiction et la réalité vont se brouiller, le présent va rencontrer le passé, et les désirs du couple vont se désaccorder, voire même devenir rivaux (dialogues amers, reproches tus). De vie à deux et d’inspiration, il en est question dans ce film en scope où l’on circule à bicyclette et où l’on aime se perdre pour mieux (se) contempler. Mia Hansen-Love, définitivement inspirée, trouve le cadre idéal (et cinéphile en diable) pour y tracer le chemin d’une émancipation, celui de Chris qui a trop longtemps vécu dans l’ombre de celui qu’elle aime. On rit, on danse (sur du ABBA la nuit) et on pleure aussi. Intime et émouvant, le récit déploie ses ailes et nous enveloppe. Vicky Krieps, révélation de Phantom Thread, brille dans l’œil de la cinéaste. Elle est le cœur du film, son moteur, ses respirations. L’autre visage féminin, c’est celui de Mia Wasikowska (Maps To The Stars, Only Lovers Left Alive), alter ego fictif de Chris. Mia Hansen-Love signe deux portraits de femmes vivantes qui ne veulent plus éteindre le feu de leurs envies et ambitions. Le film, lui, les assume toutes. Superbe. A.C
En salles le 14 juillet 2021.
Drive My Car de Ryusuke Hamaguchi (Compétition officielle)
Dans le rétroviseur
Adapté d’une nouvelle d’Haruki Murakami, Drive My Car fait le portrait de Yusuke, un metteur en scène endeuillé qui accepte (après moult tergiversations) de monter Oncle Vania dans un festival à Hiroshima. Sur place, il fait la connaissance de Misaki, une jeune femme réservée qu’on lui a assignée comme chauffeure. C’est au fil de leurs trajets et de leurs échanges, de plus en plus intimes, que l’on découvre deux êtres au coeur brisé, deux âmes mélancoliques et singulières pour qui le passé n’est pas passé. Le faux s’invite dans le vrai, le jeu dans la vie, l’affectivité dans le silence. Senses et Asako I & II rendaient déjà compte de la virtuosité d’Hamaguchi, merveilleux conteur et filmeur. Drive My Car nous invite à plonger en nous-même comme les personnages – dont Hamaguchi dessine le circuit des émotions. Rivalité, passion, ambition, perte, résilience, autant de thématiques qui traversent ce film-fleuve aux courants froids et chauds qui multiplie les plans-séquences et redéfinit la basique grammaire du champ/contre-champ, notamment dans les séquences en voiture où les voix et les mots investissent cet espace mobile et clos (une vieille Saab) autrement. Formidable casting, formidable direction d’acteurs. Drive My Car nous embarque du début à la fin et nous connecte à chaque personnage, principal ou secondaire. Un pas après l’autre, un pas vers l’autre, Hamaguchi sait y faire. A.C
En salles le 18 août 2021.