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Festival de Cannes 2022 – journal de bord, épisode 2

par | 20 Mai 2022 | CINEMA, z - 1er carre droite

When You Finish Saving the World de Jesse Eisenberg (Semaine de la Critique)

Le sens des priorités

Deux générations se croisent dans le premier film de Jesse Eisenberg (The Social Network) derrière caméra. Ziggy (Finn Wolfhard qui a bien grandi depuis Stranger Things), ado dégingandé au débit accéléré, tient une plateforme musicale en ligne, où il il partage tous les jours ses nouvelles compositions à ses auditeurs des quatre coins du monde. Sa mère Evelyn (Julianne Moore, excellente comme à son habitude), dirige un foyer d’accueil pour femmes victimes de violences, et se démène chaque jour pour résoudre les mille et uns problèmes, humains ou administratifs, qui surgissent. Et si ces deux-là vivent sous le même toit, ils ressemblent à deux lignes parallèles qui ne se rencontrent jamais – chacun concentré sur ses propres priorités : lui trop occupé à tenter de séduire une fille du lycée qui s’implique en politique, elle persuadée qu’elle peut sauver un adolescent de son foyer en l’inscrivant à l’université. Et au milieu, un père affable, peu loquace et effacé (Jay O. Sanders), à tel point que son fils et sa femme oublient tous les deux d’assister à un événement qui était important pour lui. “Je vis avec des narcissiques” lance-t-il dépité face à leur mine déconfite – une des rares phrases que ce personnage va prononcer, mais qui éclaire les questionnements que Eisenberg infuse dans cette chronique familiale : qu’est-ce que l’engagement signifie ? Que donne-t-on de soi quand on aide les autres, et pour quelles raisons, altruistes ou égoïstes, le fait-on ? Le tout mis en images dans une photographie aux couleurs délicatement délavées façon A24 (la désormais incontournable maison de production), et saupoudré de dialogues drolatiques derrière lesquels on devine le débit mitraillette de leur auteur. Posant un regard à la fois bienveillant et critique sur ses personnages forcément imparfaits, When You Finish Saving The World  a pour titre une phrase qui aurait pu être prononcée tant par la mère que par le fils : un reproche tendre, où se mêlent la dévotion et le narcissisme, l’amour et le dédain – ou les relations familiales dans toute leur indécrottable complexité. E.M.
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Rodéo de Lola Quivoron (Un Certain Regard)

De bitume et de fureur

Rodéo vibre comme l’asphalte sous les roues. Présenté à Un Certain Regard, le premier long-métrage de Lola Quivoron fait corps avec son héroïne. Sauvages, intenses et libres, les deux ne font qu’un. Née une moto entre les jambes, Julia (fascinante Julie Ledru) vit pour rouler sur le bitume et caresser les motos. La bikeuse, plutôt agenre, va faire la rencontre d’une bande de garçons amateurs de cross-bitume, une activité illégale et dangereuse. Malgré les réticences de quelques-uns, la ramenant à son sexe biologique féminin dans un univers d’hommes virils, elle va se faire une place fragile dans le groupe sous le nom de L’Inconnue. Elle se retrouve dans ces vols de motos sur LeBonCoin, et ces combines dangereuses dirigées depuis la prison par un détenu dont la femme vit recluse avec leur enfant. Dans les odeurs de mort et d’essence, Julia est confrontée à la violence de cette marginalité. Malgré l’aspect social, très contemporain, la cinéaste parsème intelligemment son film de lueurs fantastiques cauchemardesques, mais aussi d’instants de grâce comme cette échappée interdite loin des hommes où l’on frôle du bout des doigts l’émancipation d’un patriarcat pesant. Cette atmosphère visuelle, confortée par l’utilisation du grain du cinémascope évidemment organique, pourrait presque faire ressentir les peaux et l’acier des motos. À l’origine d’un beau braquo de cylindrées, Julia fait basculer le film dans le thriller urbain où cette guerrière, Furiosa des temps modernes, ira jusqu’au bout, sans peur aucune. Lola Quivoron semble partager avec son héroïne le courage d’oser foncer et l’obsession pour le monde du cross-bitume, déjà sujet de son court-métrage, Au Loin Baltimore en 2016. Et c’est ce qui fait la grande force du film : une seule et même énergie ardente, de celle qui conduit à faire un cinéma puissant autant dans la forme que dans l’écriture. Avec un premier long-métrage aussi furieusement audacieux, Rodéo invite à suivre de près les futurs films de la réalisatrice. D.L 

 

Armageddon Time de James Gray (Compétition)

Retour aux sources

Après ses fresques historiques The Immigrant et Lost City of Z, et son errance spatiale Ad Astra, James Gray opère un retour aux fondamentaux avec son nouvel opus. Situé dans le Queens new-yorkais des années 80, Armageddon Time se déploie autour de Paul Graff, jeune garçon d’une dizaine d’années. Paul aime dessiner, notamment des caricatures de son professeur, ce qui lui vaut des ennuis. Pendant l’heure de colle, il va se lier d’amitié avec Johnny, un jeune garçon noir habitué à passer les récrés privé de gymnastique. Paul, un peu trop jeune pour intégrer le concept de racisme systémique, ne comprend pas pourquoi le prof semble avoir une dent contre lui. “Je te prête de l’argent pour la visite au Guggenheim si tu veux : ma famille est genre, super-riche”. Paul tient sa générosité de son papy : un vieux monsieur qui l’appelle affectueusement jellybean (bonbec) et encourage ses envies de devenir artiste – même si toute la famille, papa et maman compris, insistent qu’il faudra d’abord passer par l’université. Et pour être sûr d’y entrer, ils envisagent de transférer Paul dans un collège privé… L’inspiration autobiographique est évidente (la famille juive, le nom de famille, l’époque) : le réalisateur de La Nuit Nous Appartient revisite son enfance, façon Belfast de Branagh ou Roma de Cuarón, avec un regard à la fois mélancolique et critique ; le tendre chaos des dîners familiaux se mêle aux souvenirs traumatiques, aux menaces de guerre nucléaire et aux questions d’injustice sociale. Comment un enfant apprend à distinguer le bien du mal ? Comment concilier nos désirs profonds et nos ambitions avec les attentes de celles et ceux qu’on aime ? Voilà les questions que Gray distille en toile de fond de ce récit d’apprentissage aux tons sépia délicieusement eighties, porté par le jeune Banks Repeta. A ses côtés, on trouve Anne Hathaway, touchante en mère de famille aussi dévouée que surmenée, Jeremy Strong (de la série Succession) en pater familias à la main lourde, et Anthony Hopkins en grand-père attentionné. E.M.

 

Eo de Jerzy Skolimowski (Compétition)

Un âne… et le cinéma fut 

 À 84 ans, Jerzy Skolimowski, le réalisateur (entre autres) de Le Départ et Deep End, fait un retour époustouflant au festival de Cannes avec EO. Intitulé ainsi pour la traduction du « Hi-han » en polonais, et inspiré du chef d’œuvre de Bresson, Au hasard Balthazar, le nouveau long-métrage de Skolimowski prend la forme d’un essai poétique à travers le regard d’un âne malmené, observateur malgré lui de la comédie humaine. EO s’ouvre sur une étrange scène presque sensuelle où une jeune femme et un âne s’enlacent dans un rouge monochrome que l’on retrouvera tout au long du film. Ce numéro de cirque sera le dernier, car les deux amis vont être séparés par des activistes venus libérer par la loi les animaux maltraités. L’aventure peut commencer. EO va être vendu, revendu, échappé, libéré et poursuivre une route le conduisant de la Pologne à l’Italie. L’âne humanisé assiste à l’ignominie animale des hommes. Les tableaux de vies se succèdent, d’un haras de chevaux, à un match de football cocasse, une attaque violente, l’odeur des abattoirs jamais très loin …et pour finir par une rencontre glaçante avec Isabelle Huppert en bourgeoise effrayante… (Oui, oui). Ainsi mis à l’épreuve par la vie, le parcours de l’âne prend des directions surprenantes et place le spectateur dans des positions pas toujours confortables. La visée pourtant est unique, l’éloge de la condition animale dans un monde déchu appuyé par une musique assourdissante et une forme sensorielle. Ainsi, le réalisateur de la Nouvelle Vague polonaise nous fait traverser de esthétiques de cinéma différentes dans une virtuosité allant du contemplatif au grotesque. Une véritable expérience radicale stylisée où Skolimowski se permet vraiment tout. Première claque sur la croisette pour cette édition 2022 ! D.L

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