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Festival de Cannes 2022 – journal de bord, épisode 4

par | 25 Mai 2022 | CINEMA, z - 2eme carre gauche

Les Amandiers de Valeria Bruni-Tedeschi (Compétition)

Jouez et brûlez jeunesse !

Le cinéma de Valeria Bruni-Tedeschi a toujours été une alliance savante entre éléments biographiques transformés en fiction, et l’influence puissante du théâtre de Tchekhov : Il est plus facile pour un chameau (2003), Actrices (2007), Un Château en Italie (2013) et Les Estivants (2020). Les Amandiers ne déroge pas à la règle. Avec ce nouveau long-métrage, présenté en compétition à Cannes, l’actrice-réalisatrice se penche sur ces mois à l’école du Théâtre des Amandiers à Nanterre créée par Patrice Chéreau et Pierre Romans. Une formation qui ne durera le temps que de deux promotions, dont Valeria Bruni Tedeschi appartient à la seconde avec ses camarades : Agnès Jaoui, Vincent Perez, Bruno Todeschini, Marianne Denicourt, Thibault de Montalembert ou encore Eva Ionesco. Les Amandiers nous fait remonter le temps dans ce vivier de création bouillonnant au cœur des années 1980 qui se conclura par une mise en scène de Platonov. Replaçant certes cette histoire dans son époque et nourrie par ses souvenirs, elle semble puiser dans le contemporain des jeunes acteurs de son casting pour injecter les frémissements d’une jeunesse brûlante. Le titre anglais, Forever Young y prend dès lors tout son sens. Et le film s’ouvre sur un immense prologue du concours d’entrée où chacun y déploie l’étendue de son talent à la fois en tant que personnage, mais aussi en tant que comédien. Que ce soit Nadia Tereszkiewicz (assurément la comédienne de l’année 2022) éblouissante dans le rôle de Stella-Valeria, la révélation Sofianne Bennacer et tout le reste de la bande. Tandis que Louis Garrel et Micha Lescot se glissent aisément dans les fantômes des deux directeurs sans chercher à les imiter. Le film joue sur des émotions fragiles et extrêmes explorant l’esprit de troupe et de vocations où les jeunes recherchent leur identité et leur vocation, mais surtout leur place. C’est aussi la passion amoureuse entre Stella et Étienne qui rythme le récit de cette époque libertaire menacée par la drogue et le SIDA. Avec Les Amandiers, Valeria Bruni Tedeschi signe son plus grand film, vibrant d’émotions intenses, arrachant larmes et frissons, propres aux plus grandes tragédies. D.L.

© F Comme Film – Trois Brigands Productions

Les Cinq Diables de Léa Mysius (Quinzaine des réalisateurs)

Le feu sous la glace

« Maman, tu m’aimais avant que j’existe ? » C’est une des phrases le plus fortes et les plus émouvantes du nouveau film de Léa Mysius, Les Cinq Diables, présenté à la Quinzaine des Réalisateurs. Après Ava, son premier long remarqué à la Semaine de la Critique, la scénariste d’Audiard et Desplechin signe une histoire fascinante et audacieuse qui mêle liens familiaux, romance queer, gymnastique rythmique et voyage dans le temps. Joanne (Adèle Exarchopoulos) est prof de natation au complexe sportif Les Cinq Diables. Elle est mariée à Jimmy (Moustapha Mbengue), sapeur-pompier, dans un mariage qui semble battre de l’aile, et qui tient surtout grâce à leur petite fille Vicky (Sally Dramé), petite fille métisse au regard vif et à l’odorat étrangement surdéveloppé. L’arrivée dans ce petit village de Julia (Swala Emati), la sœur de Jimmy, réveille des blessures enfouies. « Je veux qu’elle s’en aille » lance Joanne à son mari. Le mystère va être progressivement dévoilé par Vicky, qui va trouver une manière olfactive de replonger dans le passé de sa mère, et remonter le fil des événements qui ont mené à son existence. Convoquant le fantastique et l’onirique pour raconter la violence ordinaire d’existences contrariées, Les Cinq Diables envoûte tant par son histoire en forme de puzzle baroque que sa mise en images aux tons hivernaux, où se côtoient feux ardents et eaux glacées. En filigrane, le film développe aussi un propos politique, sur le racisme et l’homophobie – mais sans en faire un film militant, les personnages étant définis avant tout par ce qu’ils font et pas par ce qu’ils sont (mis à part le harcèlement scolaire de Vicky dû à ses cheveux crépus). L’amour sous toutes ses formes, filial, romantique ou amical, est in fine au cœur de ce voyage entre présent et passé, que le spectateur est invité à recomposer. E.M.

© Films du Losange

Retour à Séoul de Davy Chou (Un Certain Regard)

À l’origine 

Le visage de Park Ji-min apparaît à l’image, insolent et hypnotique. Un premier rôle, de ceux qui marquent une carrière, de ceux en tout cas qui imprègnent un film virtuose comme Retour à Séoul. Le deuxième long-métrage du réalisateur Davy Chou, comme son héroïne, se métamorphose dans le temps d’une narration séparée en quatre parties par des ellipses plus ou moins longues. Freddy, adoptée très jeune en France, débarque à Séoul selon elle par hasard – son vol pour Tokyo était annulé – mais avec des raisons beaucoup plus profondes. La Corée du Sud est le pays où elle a vu le jour. Dès lors, une recherche de ses origines va s’imposer malgré elle avec le désir de connaître ses parents biologiques. La mise en scène du cinéaste s’accorde au diapason de l’évolution complexe de la protagoniste et à sa quête mouvante et libre. Davy Chou traverse différentes esthétiques selon les choix que Freddy fait. La jeune femme fougueuse est imprévisible, et tous doivent s’adapter autour d’elle. La photographie atteint une perfection plastique et formelle rare capturant une Corée urbaine et rurale comme un territoire d’exploration cinématographique. Or, la singularité du film réside essentiellement dans l’écriture de ce personnage féminin insaisissable que rien ne semble atteindre. Mais pourtant, cette traversée généalogique va lui faire emprunter des routes douloureuses, alternant entre ce caractère inébranlable et des fragilités affleurantes. Qu’il capte les effusions ou les silences pudiques, Davy Chou nous emporte dans un flot d’émotions arrachant des larmes inévitables. Avec Retour à Séoul, il impose une maîtrise filmique puissante, offrant des scènes gravées à jamais et sans doute un des plus grands films de cette édition cannoise 2022. D.L.

(c) Les Films du Fleuve – Cinéart

Tori et Lokita de Luc et Jean-Pierre Dardenne (Compétition)

L’arbre et la forêt

Le film s’ouvre sur un interrogatoire. Lokita (Joely Mbundu), Béninoise sans-papiers, doit prouver qu’elle est bien la sœur de Tori (Pablo Schils), petit garçon mineur qui lui a été régularisé. Quand elle aura son titre de séjour, Lokita rêve de devenir aide-soignante, et de vivre avec Tori dans une belle maison en Belgique. En attendant, ils vivent dans un foyer contraint à des horaires précis d’entrée et de sortie, et survivent à coups de petits trafics de drogue et de prostitution forcée pour le compte d’un employé de restaurant blanc – quand ils ne se font pas racketter par le passeur qui les a amenés dans le pays. Quand sa demande de régularisation est refusée, le restaurateur propose à Lokita un nouveau plan : elle aura des (faux) papiers si elle passe trois mois enfermée dans un sas à surveiller des pousses de cannabis. Trois mois sans contact avec Tori, avec qui ils sont inséparables… Le quotidien pénible et violent des demandeurs d’asile est au cœur du nouveau film des frères Dardenne, toujours raconté dans leur dispositif minimaliste, direct et épuré : dialogues simples, pas de musique, caméra près des corps. Dans La Promesse (1996) il était déjà question de travailleurs sans-papiers, mais l’histoire était portée par Olivier Gourmet, marchand de sommeil véreux et de son fils Jérémie Renier. Cette fois, à l’instar du Jeune Ahmed (2019), le récit est porté par des personnes racisées. D’un côté, le résultat est efficace, la radicalité du dispositif et les interprétations fortes des acteurs infusant de la tension, qui se transforme à la fin en émotion. De l’autre, il est toujours délicat, quand on sait que cinéma reste un art majoritairement bourgeois, de raconter ce genre d’histoire d’un point de vue blanc, et d’utiliser les conditions d’existence pénibles de personnes moins privilégiées comme mécanisme de tension. Par ailleurs, de Capharnaüm de Nadine Labaki à Cannes, à des films belges comme Le Chant des Hommes de Mary Jimenez et Bénédicte Liénard, Binti de Frederike Miegom ou encore Illégal d’Olivier Masset-Depasse, on a le sentiment que le sujet a déjà été vu, revu et ressassé. Certes, les Dardenne ont leur propre façon, solide et maîtrisée, de le raconter, et il est nécessaire de porter ces histoires et ces visages sur les marches de grands festivals ; mais on a un léger sentiment que Tori et Lokita est l’arbre qui cache la forêt. E.M

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