Close de Lukas Dhont (Compétition)
La fleur de l’âge
Les récits portés par des enfants ont souvent été vus au cinéma, et rien qu’en compétition officielle à Cannes cette année on retrouve cela dans Armageddon Time de James Gray et (en partie) dans Les 8 Montagnes de Felix Van Groeningen et Charlotte Vandermeersch. Mais Close de Lukas Dhont emprunte ce chemin avec une ampleur et une tendresse encore peu vues jusqu’ici. Le film débute dans un champ de fleurs ; deux garçons courent, joueurs, parmi les touches de couleur. Rémi et Léo ont grandi ensemble, et leur amitié est fusionnelle et tactile, d’une pureté désarmante, comme ce plan où on les voit dormir dans un lit, un rayon de soleil traversant leurs corps d’enfants blottis l’un contre l’autre. La rentrée des classes va bousculer l’évidence heureuse de cette relation, à travers les petites questions « innocentes » que leurs camarades de classe vont poser sur leur relation. Elles vont leur faire poser un autre regard sur ce qui jusque-là n’avait pas besoin d’être expliqué. Les filles, ça se tient la main, ça dort dans le même lit, ça va ensemble aux WC. Mais les garçons, c’est pas pareil, ça questionne, ça détonne. Léo va prendre ses distances, et tenter de trouver son indépendance auprès d’autres bandes, ou encore en commençant le hockey sur glace. Les scènes où il se cogne aux autres enfants, avec ses épaulettes et son visage caché derrière le casque de hockey, armure factice de la virilité, contrastent avec la chaleur des premiers plans. Une distance que Rémi aura du mal à comprendre, et qui va le laisser avec le cœur brisé… En 2018, Lukas Dhont remportait la caméra d’or à Cannes avec son premier long-métrage, Girl d’après Nora Monsecour, ballerine transgenre qui lui avait confié son histoire. Pour son deuxième opus, le cinéaste belge flamand livre une histoire plus personnelle, inspirée de son enfance, écrite avec son coscénariste Angelo Tijssens. A la fois avec retenue et débordant de générosité, Lukas Dhont déploie une récit où se mêlent tendresse et rudesse, lumière et colère, innocence et violence. Les couleurs douces et saturées des murs rouges des chambres d’enfant et des champs, virent progressivement vers les bruns et ocre de terres sombres qu’on laboure et des fleurs piétinées, auxquelles se heurte le blanc aveuglant de la glace du terrain de hockey. Discrets dans les premiers moments, les violons s’imposent progressivement sur la bande-sonore, allant crescendo avec l’émoi des personnages – et des spectateurs. Une histoire d’amitié et de perte de l’innocence porté par les performances bouleversantes des jeunes acteurs Eden Dambrine (Léo) et Gustav de Waele (Rémi), aux côtés desquelles on trouve Léa Drucker et surtout Emilie Dequenne dans un rôle à la fois secondaire et essentiel au récit. Lukas Dhont a gonflé le coeur des festivaliers. Notre palme de l’émotion. Notre palme tout court. E.M.
Feu Follet de João Pedro Rodrigues (Quinzaine des Réalisateurs)
Pompiers on fire
Après les danses queer des pompiers de Titane, palme d’or Cannes 2021, l’édition 2022 du festival a elle aussi son lot d’hommes du feu et d’homoérotisme brûlant. La Quinzaine des Réalisateurs s’est enflammée avec le sixième long-métrage du cinéaste portugais João Pedro Rodrigues. Romance gay, fantaisie musicale, fable baroque, comédie politique absurde, Feu Follet déploie une inventivité sans limites. Une introduction caustique et chantée inaugure le film, dans un futur proche, sur la mort du roi du Portugal, avant que la vue d’un camion de pompiers ne nous (et le) transporte à l’époque de sa jeunesse dans les années 2010. Le scénario change alors de direction pour un huis clos théâtral drolatique avec cassage de quatrième mur. Dans ces scènes de repas royaux, le jeune prince Alfredo (Mauro Costa) affirme des idées républicaines pendant que les informations annoncent la destruction des forêts par des incendies. Il n’en faut pas plus pour le décider à annoncer à ses parents son désir de s’engager comme pompier volontaire. Alfredo débarque dans une drôle de caserne gay où il va être accueilli par un bizutage particulier à deviner des reconstitutions vivantes de célèbres tableaux revisités par un regard homosexuel. Il va y faire la rencontre du bel Alfonso (André Cabral), dont la peau noire va se mêler à la blancheur laiteuse de la sienne. D’une sublime séquence de danse à une excursion sexuelle en forêt, les deux hommes vont s’aimer fiévreusement. Après s’être mutuellement recouverts de sperme, ils vont jouer à associer les arbres à un diaporama de différents sexes au repos. Visuellement, João Pedro Rodrigues ose tout dans l’outrance et ne perd jamais de vue la farce et les rires, construisant des séquences érotico-ludiques aux dialogues savoureux jusqu’à ce sublime final de cérémonies funèbres au son d’un puissant fado. Jouissif ! D.L.
Leila’s Brothers de Saeed Roustaee (Compétition)
Une affaire de famille
Le réalisateur iranien du polar virtuose La Loi de Téhéran, Saeed Roustaee, réfère en apparence son nouveau long-métrage au cinéma de son compatriote Asghar Farhadi (par ailleurs membre du jury). Chronique familiale et morale certes, Leila et ses frères ne peut cependant pas être réduit à cette parenté. La caméra emporte, dès l’ouverture en travelling avant sur un vieillard à la moustache jaunie, et le montage alterne entre les récits l’humiliation de cet homme, le parcours d’un autre plus jeune (un de ses fils) licencié après la fermeture de l’usine dans laquelle il travaillait, et une femme : la fameuse Leila, sœur et fille des deux précédents. Immersion au cœur d’une famille victime de la crise économique et désireuse de s’élever socialement, le film s’incarne dans l’intimité et les dialogues, et n’évite pas quelques longueurs. La tension infuse dans chaque plan, dans l’écriture de personnages, tantôt détestables et pathétiques, tantôt attachants. Leila, héroïne forte, pilier du clan familial, tente par tous les moyens de trouver du travail pour ses trois frères au chômage. Mais l’héritage égoïste des parents, les traditions familiales et le poids de la société iranienne gangrénée pèsent lourd sur chacune de ces actions, et amènent tous les membres à se déchirer malgré la tendresse qui les unit dans de nombreuses scènes. Les escroqueries s’accumulent dès lors que l’un d’entre eux veut s’extraire du noyau familial, dont le père n’est autre que l’incarnation de la gangrène patriarcale iranienne. Si le film prend son temps, c’est pour mieux montrer tous les rouages de ces relations électriques, et Saeed Roustaee impose une nouvelle fois son talent de créateur d’images et de directeur d’acteurs d’un casting de haute volée. Tout rappelle les plus grands romans russes et les plus grandes fresques mafieuses du cinéma américain, notamment certaines séquences comme celles du mariage, qui sont certaines de marquer le cinéma, en tout cas la compétition, et surement le jury de cette 75e édition. D.L.