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Festival de Cannes 2023 – journal de bord, épisode 2

par | 20 Mai 2023 | CINEMA, z - 2eme carre droite, z - Milieu

Les Filles d’Olfa de Kaouther Ben Hania (Sélection officielle – compétition)

Réalités et frictions

Dans son premier long remarqué, Le Challat de Tunis, Kaouther Ben Hania croisait fiction et documentaire dans une enquête sur une légende urbaine tunisienne. Neuf ans plus tard, la réalisatrice de La Belle et La Meute livre un nouvel opus situé à cette même intersection entre réel et fiction. Le réel, c’est l’histoire d’Olfa et de ses quatre filles. C’est l’histoire d’une famille qui a vécu une tragédie. Les deux cadettes, Eya et Tayssir, vivent aux côtés de leur mère et apparaissent dans le film. Les deux aînées Rahma et Ghofrane, ne sont plus là – elles ont été « emportées par le loup » nous dit-on mystérieusement dans l’introduction. La fiction, c’est Ichraq Matar, Nour Karoui et Hend Sabri, des comédiennes castées par la réalisatrice afin d’incarner les deux filles disparues ainsi qu’Olfa elle-même, « pour rejouer tout ce qui est trop douloureux à revivre et raconter ». Pendant près de deux heures, actrices et non-actrices vont dérouler l’histoire familiale, sans fard ni détours. Du mariage d’Olfa avec un homme qu’elle n’aimait pas, à la disparition de ses aînées, tout est scruté, dénoué, confronté. Le rouge à lèvres rouge vif sur les bouches souriantes se mêle aux larmes et aux voix tremblantes. Évitant le regard surplombant sur son sujet, Ben Hania montre les « ficelles » (le clap, les micros, sa voix qu’on entend en « off »), les moments de malaise et les hésitations, dans un film qui dissèque à travers les récits de ses héroïnes tout le poids de la religion, des schémas familiaux, de la tradition, du patriarcat (tous les hommes de l’histoire sont incarnés par le même acteur, Majd Mastoura). En filigrane comme toujours, Ben Hania regarde et raconte aussi son pays, la Tunisie avant et après la révolution et la chute de Ben Ali. Jamais complaisant, Les Filles d’Olfa ne craint pas de bousculer la mère du titre, qui se livre souvent face caméra, et à la confronter, à travers les autres voix, à ses propres contradictions. Le tout est mis en images de manière à la fois subtile et spectaculaire, à travers une photographie soignée et une mise en scène précise – un choix esthétique fort, et rarement vu en docu. Partant d’une histoire précise mais touchant à l’universel dans ce qu’il raconte des liens familiaux, maternels, filiaux, Les filles d’Olfa est un récit puissant de sorororité, d’amour et de rédemption, aussi radical sur la forme et sur le fond. (EM)

 

© Mact Productions – Marianne Productions – JPG Films – BNP Paribas Pictures

Le Ravissement de Iris Kaltenbäck (Semaine de la critique)

Déraison et sentiments

C’est une histoire presque ordinaire. C’est l’histoire de Lydia (Hafsia Herzi, magnétique), une jeune femme comme en croise beaucoup dans les rues de Paris. Elle travaille comme sage-femme (« on dit maïeuticienne »), et vient de se séparer de son copain. C’est l’histoire de Salomé (Nina Meurisse), la meilleure amie de Lydia. Elle est en couple avec Joe, et le soir de son anniversaire, elle découvre qu’elle va être mère. Enfin, c’est l’histoire de Milos (Alexis Manenti, austère et tendre à la fois), un jeune homme d’origine serbe employé comme conducteur de bus (« on dit machiniste »), dont le chemin va croiser celui de Lydia par un soir pluvieux et froid. C’est l’histoire d’une amitié qui va basculer, et d’une histoire d’amour à rebours, autour d’un mensonge qui va aller trop loin ; un mensonge que Milos, en voix off, tente de reconstituer, retraçant le parcours de Lydia. Il y a dans ce Ravissement quelque chose de la mélancolie urbaine de Claire Denis, dans cette façon qu’a Iris Kaltenbäck de raconter le quotidien morne et empressé, ces visages fugaces croisés entre les rues de la ville, petites histoires évanescentes et puissantes.  Avec ses couleurs saturées et automnales, sa photographie chaleureuse et rugueuse à la fois, sa mise en scène naturaliste et aérienne, Le Ravissement ravit par ses ambiances calfeutrées, son indolence qui n’est qu’apparence, et la puissance de ses performances. La musique, mélange de piano et de mélodies élégiaques qui accompagnent le récit renforcent le côté « polar » de cette histoire presque ordinaire d’une femme désespérément solitaire. (EM)

Cannes 2023

© JHR Films

Un Prince de Pierre Creton (Quinzaine des cinéastes)

Conter l’hédonisme

Film de lisière entre le romanesque et le documentaire, le théorique et l’organique, le fantasme et le naturalisme, l’autobiographie et la fiction, Un Prince de l’ouvrier agricole / cinéaste Pierre Creton se présente comme une œuvre d’apprentissage où différentes solitudes éprouvent le temps ensemble. Au centre de ce récit conté en voix-off par Françoise Lebrun, Grégory Gadebois ou Mathieu Amalric, deux protagonistes se détachent comme les deux faces d’une même pièce, comme deux faux frères. D’abord, celui qui traverse le film, Pierre-Joseph (Antoine Pirotte), dont on suit la formation de jardinier et l’éducation sexuelle guidée par les élans de ses désirs. Et enfin, il y a ce « prince », Kutta, aux origines mystérieuses, dont la présence hante le film à travers les mots des autres personnages, et qui n’apparaitra physiquement que dans la dernière partie. Il faudra quarante années pour que Pierre-Joseph, devenu jardinier le rencontre enfin. L’ellipse modeste qui chemine vers cette rencontre est d’une beauté infinie, le temps défilant dans un seul et même plan, par un changement de comédiens. Antoine Pirotte se lève du lit où reposent encore ses deux amants, son ancien professeur et son patron, le tic-tac de l’horloge s’arrête et Creton rentre dans le champ pour se recoucher à sa place. Co-écrit avec Vincent Barré, Mathilde Girard et Cyril Neyrat, Un Prince prend l’apparence d’une utopie, un jardin d’observation des libertés devant la caméra et en hors champ. Pierre-Joseph vit, travaille et aime selon les rencontres de sa vie, de la même manière que Pierre Creton réalise des films (près d’une vingtaine à ce jour) tout en étant ouvrier agricole en parallèle, en cultivant radicalement son jardin artistique, hors des sentiers du cinéma, sublimant la nature, les bêtes et les corps des hommes. (DL)

Nicolas Peduzzi

© Les Alchimistes

État Limite de Nicolas Peduzzi (ACID)

Hôpital à bout de souffle

Présenté à l’ACID deux ans après Ghost song, le nouveau documentaire de Nicolas Peduzzi immerge dans un tout autre territoire. Le cinéaste quitte la moiteur électrique de Houston pour les murs glacials de l’hôpital Beaujon à Clichy. Progressivement, sa caméra suit Jamal Abdel-Kader, unique psychiatre titulaire d’un établissement qui ne possède plus de service dédié. Super-héros du quotidien, idéaliste et humaniste, cet enfant de l’hôpital public français sans cesse en mouvement déambule de couloirs en chambres et gravit les différents escaliers comme des montagnes vertigineuses pour visiter les patients troublés, qu’ils soient emmenés aux urgences par la police ou adolescents rescapés de lourdes tentatives de suicide. Dans la course ahurissante du temps qui pousse à déshumaniser de plus en plus les malades, Jamal prend paradoxalement le temps de créer du lien avec chacun et chacune – et le réalisateur capte à quelle distance il peut ou non s’approcher. La mise en scène de Peduzzi – ponctuée de sublimes photographies de Pénélope Chauvelot – témoigne de ces différents états limites. Ceux des patients en souffrance comme ceux d’un hôpital en crise et de ces soignants à bout de souffle. Et face à cet état d’urgence frénétique, le psychiatre fait naître des instants de chaleur humaine. Notamment par la création, soit l’aspect cathartique de l’art, ici dans le paradoxe des répétitions théâtrales de Roméo et Juliette organisées pour les jeunes. Avec cet immense documentaire sensible et éminemment politique porté par ce personnage hors normes, le cinéaste confirme une œuvre qui ose nous ouvrir les yeux sur des lieux et des personnes que l’on n’a pas l’habitude de regarder d’aussi près. (DL)

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