La Fille de son père d’Erwan Le Duc (Semaine de la critique – Séance spéciale)
Tant qu’il y a de l’amour
En 2019, la révélation Perdrix illuminait la Quinzaine des cinéastes par son romantisme et son décalage poétique. Quelques années plus tard, c’est à la Semaine de la critique qu’Erwan Le Duc présentait en clôture son enchanteur deuxième long métrage, La Fille de son père. Dans une introduction lyrique mise en musique par la compositrice Julie Roué, Étienne (Nahuel Perez Biscayart), 20 ans, découvre l’amour en un regard avec Valérie. Mais peu de temps après la naissance de leur fille, celle-ci prend le large brutalement. Par une ellipse de seize ans, on retrouve le duo père-fille – relation déjà évoquée dans Perdrix, avec Juju le frère du protagoniste incarné par Nicolas Maury. Rosa (Céleste Brunnquell) a grandi dans une bulle d’amour inconditionnel où l’abandon n’est pas vécu comme un drame. « C’est peut-être ma mère, mais je ne suis pas sa fille », comme le titre du film l’évoque, Rosa est bien la fille de son père. Elle peint et passe du temps avec un camarade, Youssef (Mohammed Louridi), jeune poète fasciné par le duo. Étienne quant à lui, est entraineur du club de football local. La Fille de son père nous introduit dans ce moment de changement de vie particulier où père et fille vont prendre des directions différentes. L’adolescente est admise au Beaux-Arts de Metz, tandis qu’Étienne va vendre la maison de famille pour emménager avec sa compagne (Maud Wyler). Or, chez Erwan Le Duc, les personnages vivent légèrement à côté dans une forme de décalage avec notre réalité, que ce soit dans l’écriture des dialogues ou par la poésie absurde de certains gags visuels. Les comédiens excellent dans ces élans de comédie souvent proches de Buster Keaton ou d’Elia Suleiman. Dans ce deuxième film, le cinéaste poursuit avec un regard particulier son observation des sentiments familiaux et amoureux. Il teinte la réalité d’un burlesque merveilleux et une tonalité singulière comme un enchantement avec des personnages qui se parlent comme on rêverait de pouvoir le faire dans la vie, sans tabous. Une conclusion s’impose à l’arrivée du générique : qu’il serait bon de vivre dans la poésie des films d’Erwan Le Duc. (DL)
L’ Amour et les forêts de Valérie Donzelli (Sélection officielle – Cannes Première)
Sous emprise
Présenté à Cannes Première et sorti en salle ce mercredi 24 mai, le sixième long métrage de Valérie Donzelli, L’Amour et les forêts, est une adaptation du roman éponyme d’Éric Reinhardt. Co-écrit avec Audrey Diwan, la réalisatrice en fait une lecture plus personnelle et emmène son cinéma ailleurs, dans une atmosphère de thriller hitchcockien. Pourtant les influences Demy/Rohmer s’affichent dans les premières séquences et le décor posé : une maison en Bretagne l’été, Marie Rivière dans le rôle de la mère et deux jumelles blondes au caractère différent toutes deux incarnées par Virginie Efira, plus magistrale de film en film. Plus romantique, Blanche, l’héroïne, semble attendre le grand amour – et quand elle rencontre Grégoire Lamoureux (ironie du patronyme), il apparait comme le parfait élu de son cœur. Mariage, déménagement à l’autre bout de la France, enfants… Le film nous fait assister à la prise au piège progressive et l’emprise que Lamoureux va exercer sur elle. Jalousie, possessivité, violences psychologiques puis physiques… Melvil Poupaud interprète parfaitement la naissance de ce monstre dont l’immense maison éloignée de tout est le donjon enfermant la princesse. Donzelli n’oublie pas le conte qu’elle réintègre avec justesse dans son récit, comme dans cette sublime scène d’adultère dans les forêts, parenthèse enchanteresse où Blanche apprend à tirer à l’arc avec un inconnu incarné par le chanteur Bertrand Belin. En faisant de ce triste sujet du grand cinéma, en réinvention de formes, Valérie Donzelli passe un cran au-dessus. Et Blanche, victime comme il y en a beaucoup trop, qui va retrouver son corps et sa voix, devient l’héroïne qui permet de dé-romantiser la toxicité du couple. (DL)
L’Été dernier… de Catherine Breillat (Sélection officielle – compétition)
On n’est pas sérieux quand on a 17 ans
Le film s’ouvre sur le visage implacable d’Anne (Léa Drucker). Face à elle, une adolescente, larmes dans les yeux et menton tremblant, lui livre ses secrets. « Le nombre de garçons avec qui tu as couché n’a pas d’importance pour moi. » la rassure Anne. « Mais la partie adverse va essayer de faire jouer ça contre toi. Au tribunal, les victimes passent souvent pour les bourreaux. » Avocate brillante spécialisée dans la défense des jeunes filles victimes d’abus, Anne est mariée à Pierre (Olivier Rabourdin), un homme d’affaires très occupé avec qui ils ont adopté deux petites filles (Serena et Angela Chen). Ils vivent dans une maison de campagne opulente entourée d’un jardin, intérieurs cossus et verres de vin au déjeuner. Théo (Samuel Kircher), le fils de Pierre issu de son premier mariage, ado rebelle, turbulent et tourmenté, vient vivre avec eux après s’être fait virer de son lycée. L’indifférence mutuelle que Anne et Théo se portent au départ va peu à peu laisser place à la curiosité, qui elle-même va glisser vers la séduction… et enfin vers la passion. Mentale, physique, totale : une obsession. Dans ce remake du film danois Queen of hearts de May el-Toukhy (2019), Catherine Breillat dissémine çà et là ses influences : de Marie-Madeleine en extase du Caravage pour la jouissance filmée de près, à Chabrol pour le côté drame bourgeois, en passant par Hitchcock pour la blondeur fatale de l’héroïne ou encore Bergman pour les relations humaines complexes et torturées. Les scènes de sexe comme d’habitude sont nombreuses et longues chez Breillat, mais chacune raconte autre chose de ces personnages et leur intimité. Loin des adjectifs comme « sulfureux » ou « provocant » avec laquelle on l’associe souvent, Breillat filme le désir, l’amour, l’extase, dans toute leur pureté. Et si le sujet met mal à l’aise sur le papier, le traitement qu’en fait la réalisatrice, lui, ne l’est pas : loin de toute romantisation, la cinéaste confronte ses personnages à leurs actes et à leurs conséquences, ainsi qu’à leurs émotions. En ce sens, le personnage d’Anne est aux antipodes de la naïveté de celui de Julianne Moore dans May December, le film de Todd Haynes également en compétition cette année, et qui raconte une histoire d’amour avec une différence d’âge similaire. Féministe dans sa façon de raconter une femme puissante mais imparfaite – ni maman ni putain ni salope – qui cède au vertige pour conjurer la peur du vide, L’Été dernier est un film limpide, frontal et puissant, qui raconte, comme son titre suggère, une passion aussi brûlante que passagère. (EM)