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Festival de Cannes 2024 – journal de bord, épisode 2

par | 18 Mai 2024 | CINEMA, z - 1er carre droite, z - Milieu

Everybody Loves Touda de Nabil Ayouch (Sélection Officielle – Cannes Première)

L’insoumise

« Tout commence par un cri. Un cri devenu un chant. » C’est avec ces mots sur l’écran que s’ouvre le nouveau film de Nabil Ayouch. Ce cri chanté, ou chant crié (selon comment on le voit), c’est l’Aïta, et il sort de la bouche des sheikhates : des chanteuses marocaines dont la pratique est issue de traditions ancestrales. Méprisées autant qu’admirées, elles chantent l’amour, le désir ou l’injustice, aux mariages, dans les foires – mais aussi dans des cabarets interlopes aux clients alcoolisés, où la limite devient vite floue entre art et dégradation. (Après tout, la société patriarcale hier et aujourd’hui a souvent fait le raccourci entre chanteuse et prostituée). Touda, libre et rebelle, est l’une d’entre elles. Le cinéma de Nabil Ayouch dissèque et questionne société marocaine avec un regard plein d’amour pour son pays, ses tourments (Razzia), ses filles de joie, (Much Loved), sa jeunesse (Haut et Fort) – et c’est encore le cas ici. Le scénario, limpide dans ses intentions, avance comme Touda, sur le fil constant entre résilience et résignation : poursuivre son rêve de « monter » à Casablanca pour gagner sa vie (et payer une éducation à son fils sourd-muet)…  ou jeter l’éponge face aux jugements et humiliations associées au métier ? Dans le rôle-titre, Nisrine Eradi est sublime, flamboyante et bouleversante – encore plus dès qu’elle se met à chanter. EM

La Belle de Gaza de Yolande Zauberman (Sélection Officielle – Séances spéciales) 

Des étoiles dans la nuit

Présenté en Séance spéciale, La Belle de Gaza de Yolande Zauberman vient conclure une magnifique « trilogie de la nuit » initiée en 2011 avec Would You Have Sex With an Arab ? puis M en 2018. Cinq ans après, la documentariste se glisse de nouveau dans les profondeurs des nuits israéliennes. Sur le tournage de M, elle filmait des femmes trans qui courait de dos ; en rentrant son compagnon lui apprend « que l’une d’entre elles était venue à pied de Gaza à Tel-Aviv ». Légende ou réalité ? Peu importe puisque le mythe se crée, et le film nait de la recherche de cette mystérieuse Palestinienne venue transitionner en Israël. Comme toute quête, le chemin prédomine sur le graal et dans ses rues de Tel-Aviv, Zauberman rencontre une galerie de personnes qui ont voulu devenir elles-mêmes : c’est-à-dire des femmes. De ces vies singulières s’extrait leur récit, entre drames et joies, répondant aux questions franches de la cinéaste. Si la majorité de ces Palestiniennes se prostitue pour survivre, on découvre aussi la sublime Taleen Abu Hanna, Miss trans Israël 2016, devenue une star. Si la caméra par le regard de Zauberman les caresse, elles brillent toutes comme des étoiles dans la nuit, des étincelles insalissables, des guerrières mythologiques abolissant tous les antagonistes. En désirant trouver la belle de Gaza, Zauberman a capté toutes les belles de Gaza, devenues métaphores intrinsèques du conflit israélo-palestinien actuel alors même que le film a été tourné avant le 7 octobre dernier. Un voyage quasi magique ! DL

Vingt Dieux de Louise Courvoisier (Un Certain Regard) 

D’amour et de comté

Pour son tout premier long métrage présenté à Un Certain Regard, Louise Courvoisier surprend par la justesse et l’authenticité de son Vingt Dieux ancré dans les montagnes jurassiennes. Le film s’ouvre sur un plan-séquence suivant de dos un homme portant un fut de bière, dans une fête de village où fuse un accent local bien prononcé. Une fois derrière le bar, le héros se dévoile, cigarette au bec, encouragé à entamer la danse du limousin et terminer les fesses à l’air. Dénuder son corps pour amuser la galerie parait toujours plus aisé que de dévoiler son cœur… L’impétueux Totone (Clément Faveau, impeccable) va pourtant entamer un parcours vers l’affection et la maturité. Fini le temps du glandage imbibé d’alcool, la mort prématurée de son père ivre dans un accident de voiture va contraindre le jeune adulte de 18 ans à s’occuper de sa petite sœur et à trouver de l’argent pour survivre. Lui qui n’avait jamais travaillé et ne s’intéressait pas à la fabrication du fromage découvre alors l’existence d’un concours agricole du meilleur comté doté d’un prix de 30 000 euros à la clé. Entre le lait fruité de la fermière fougueuse Marie-Lise (Maïwène Barthelemy) et le soutien de ses amis et de sa sœur, Totone s’investit dans cette mission d’apprendre à faire son comté à l’ancienne dans un chaudron. Louise Courvoisier expose chaque geste, chaque étape, faisant goûter la texture organique du fromage. Jamais misérabiliste dans son portrait du monde rural, Vingt Dieux est porté par acteurs et actrices locaux non-professionnels d’un naturel désarmant repérés en casting sauvage, et tourné dans le village d’enfance de la cinéaste, en famille (le générique dévoile des Courvoisier à plusieurs postes techniques comme les décors et la musique !). Fait avec amour et non dénué d’humour, ce premier film est de ceux devant lesquels on voudrait rester plus longtemps ! DL 

À son image de Thierry de Peretti (Quinzaine des cinéastes)

L’ Antigone corse

Adapté d’un roman de Jérôme Ferrari, À son image de Thierry de Peretti poursuit la photographie de sa Corse natale, déjà bien entamé avec Une Vie violente (2017) qui évoquait l’agitation des indépendantistes et le mouvement nationaliste du FLNC à la fin du XXe siècle. Ici, le réalisateur adopte une autre position en racontant la courte vie d’Antonia, une jeune photojournaliste obsédée depuis l’enfance par la quête de « l’image juste ». Interprétée par une comédienne inconnue et magnétique, Clara-Maria Laredo, elle-même enfant de l’indépendantisme insulaire, le film s’ouvre sur sa mort dans un accident de voiture avant de revenir par flashbacks fragmentés sur les décennies précédentes. À travers ce portrait d’une femme amoureuse d’un nationaliste, double témoin intime et oculaire via son appareil photo, De Peretti joue des narrations et points de vue. Un personnage féminin extérieur aux luttes, dont la vie est narrée par un membre du FLNC, et dont le « je » n’apparait qu’au milieu du film, nous révélant son identité, parlant uniquement de lui à travers elle. À son image se teinte d’une mélancolie trouble hantée par le destin funeste qui attend cette Antigone désireuse d’émancipation, et qui ira jusqu’en Yougoslavie comme reporter de guerre pour capter, tout aussi impuissante, un autre combat local. Le cinéaste filme ainsi en plein soleil cette jeunesse broyée dans son innocence, dévorée par la noirceur et les désillusions politiques… et d’Antonia, il se donne le rôle de son parrain, prêtre du village, celui qui lui a offert enfant son premier appareil photo, comme pour mieux se placer de l’intérieur en observateur concerné mais pas impliqué dans les luttes fratricides sanglantes. Brillant ! DL

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