Emilia Pérez de Jacques Audiard (Compétition)
Hymne à la joie
Une comédie musicale située au Mexique qui parle de justice sociale, de transidentité et de narcotrafic : ça paraît improbable mais c’est le pitch du nouveau Jacques Audiard… et c’est une réussite totale. Le réalisateur de Dheepan (palme d’Or 2015) s’est inspiré du roman Écoute de Boris Razon pour ce projet pensé initialement comme un opéra, et porté par trois femmes aussi similaires que complémentaires : Selena Gomez, Karla Sofia Gascon et Zoe Saldana. Cette dernière ouvre le film dans le rôle de Rita, avocate sous-exploitée au service d’une justice corrompue. Sa vie bascule quand elle rencontre Manitas, un gros bonnet du narcotrafic, qui lui promet de la rendre riche si elle l’aide à devenir la femme qu’il a toujours voulu être. Un rêve enfoui, que personne ne doit savoir, pas même son épouse et mère de ses enfants… Rita accepte, et Manitas disparaît pour laisser place à Emilia Pérez… C’est là que le film débute vraiment, nous entraînant avec sa caméra virevoltante, ses danses et ses chants, à travers une épopée moderne et utopique où les torts sont réparés, l’amour est célébré, et les puissants sont humiliés. Évitant tous les pièges narratifs classiques et attendus, Emilia Pérez est une proposition bouillonnante, enthousiasmante – et collective : on sent chez Audiard l’envie de bien s’entourer pour raconter des récits à plusieurs voix qui proposent d’autres façons d’exister. Le scénario a été coécrit par Thomas Bidegain et Léa Mysius, les mélodies sont de Clément Ducol et les paroles par Camille, et Damien Jalet signe les chorégraphies. EM
Les Reines du drame d’Alexis Langlois (Semaine de la Critique)
Gouines of drama
Il était une fois… une jeune chanteuse nommée Mimi Madamour qui rêvait de devenir pop star. Lors d’un casting pour un télécrochet, elle fait la rencontre de Billie Kohler, une motarde punk et rebelle. Un coup de foudre instantané se produit entre elles. Mais bientôt, Mimi, qui sort gagnante du casting, est propulsée vers les sommets de la célébrité. Au grand dam de Billie, qui voit son amoureuse s’éloigner… Si comme Alexis Langlois vous avez été ado dans les années 2000, son premier long Les Reines du Drame va indéniablement vous toucher au cœur, avec ses références pop, ses Nokia 3310, ses tubes en CD 2 titres et ses multiples références à Britney Spears, ou encore Mylène Farmer. Mais pas besoin d’être de la même génération pour aimer cette comédie musicale queer, kitschissime et déjantée, qui rend hommage à nos idoles de jeunesse. Conte de fées camp narré par Bilal Hassani dans le rôle d’un Youtubeur du futur, cet OFNI (objet filmique non identifié) est ponctué de répliques qui tuent (« la pluie et le Botox ») mais surtout de chansons entêtantes (on attend la sortie de la BO !) signées notamment par Rebeka Warrior (Sexy Sushi) et Yelle. C’est aussi un film né du désir politique d’amener les personnes queer au premier plan et d’en faire les héros et héroïnes romanesques qui ont manqué dans les récits de nos jeunes années. Dans les rôles principaux, l’actrice Louisa et l’acteur Gio Ventura : deux étoiles sont nées. EM
La Prisonnière de Bordeaux de Patricia Mazuy (Quinzaine des Cinéastes)
Les codétenues
Dans son film précédent, Bowling Saturne (2022), Patricia Mazuy se glissait dans les profondeurs de la contamination héréditaire du mâle et d’une société patriarcale malade, engendrant violeurs et meurtriers. Amusant de retrouver en ouverture de La Prisonnière de Bordeaux, présenté à la Quinzaine des cinéastes, Achille Reggiani, le héros infâme de Bowling Saturne, dans une très courte apparition en fleuriste. Comme s’il passait par ce bouquet le relais à Isabelle Huppert, pour permuter de la noirceur masculine à une rencontre lumineuse entre deux femmes. Son personnage, Alma, dont le visage d’abord caché puis flouté nous apparait progressivement, est une bourgeoise vivant seule dans une immense maison. En rendant visite à son mari emprisonné pour avoir ôté la vie d’autrui dans un accident de voiture, elle fait la rencontre amusée de Mina (magnétique Hafsia Herzi). Autre vie, autre milieu social. Ce deux femmes de parloirs, dont les vies opposées sont rythmées par ces mêmes visites régulières, vont s’apprivoiser et laisser naitre une amitié improbable. Rapidement, Alma propose à Mina, qui vit loin, en banlieue de Narbonne avec ses deux enfants, de s’installer dans sa grande maison vide. Devenues codétenues, comme elles aiment à le répéter, les deux femmes, menteuses hors pair, vont se servir l’une de l’autre pour se libérer de leurs prisons respectives. Mazuy fait se rencontrer ici deux cinémas incarnées dans le corps de deux immenses comédiennes, l’une fantasque et l’autre taiseuse, pour un duo explosif et un véritable plaisir de jeu. DL
Le Royaume des Julien Colonna (Un Certain Regard)
La fille de son père
Deuxième film corse de cette édition, présenté à Un Certain Regard, Le Royaume, premier long métrage de Julien Colonna, adopte une trame commune avec À son image de Thierry de Peretti : observer la destinée d’une jeune femme intégrée dans cette société masculine de guerre des clans en Corse. Ici, Colonna et sa coscénariste Jeanne Herry (Je verrai toujours vos visages) adoptent le point de vue de Lesia (Ghjuvanna Benedetti),15 ans. L’adolescente pensait vivre un été calme à la plage comme tous ceux de son âge, quand une moto l’emmène dans une villa cachée dans le maquis où se planquent son père Pierre-Paul (Saveriu Santucci, bouleversant) et ses hommes, comme autant de tontons aimants. Bienvenue dans le royaume de son père, énigmatique chef de clan recherché depuis mars 91, et dans les guerres fratricides ravageant l’île de beauté. Là où la vengeance appelle la vengeance, où l’on peut faire une déclaration déchirante à sa fille avant de tuer de sang froid un opposant, serrer dans ses bras avant de trahir même si « on a toujours peur. La peur on la mange, on la respire » explique Pierre-Paul. Colonna maitrise la complexité de ce territoire dans lequel s’engouffre Lesia, acceptant la traque comme la chasse simplement pour passer du temps avec ce père trop souvent loin d’elle. L’intime de la chronique père-fille et la violence en tension de l’histoire criminelle locale se confondent – et c’est là toute la beauté de ce Royaume. DL