Un peu de Belgique à la Semaine, Letourneur à l’ACID, et Enzo à la Quinzaine : la francophonie a ouvert les sections parallèles en beauté.
Enzo de Laurent Cantet – réalisé par Robin Campillo (Quinzaine des cinéastes)
Touché par la grâce
Pour son ouverture, la Quinzaine des cinéastes nous arrache une nouvelle fois une larme avec un deuxième film-testament. Après Ma vie, ma gueule de Sophie Fillières l’an dernier, achevé par ses enfants et son monteur suite au décès de la cinéaste en 2023, cette année la sélection s’ouvre avec l’ultime film de Laurent Cantet (décédé il y a un an), réalisé par Robin Campillo, son compère de toujours – camarade de l’Idhec en 1983, il avait co-écrit et monté plusieurs de ses films (Ressources humaines, Entre les murs, L’Atelier…). La différence avec l’autoportrait conscient de Fillières se niche dans le sujet, aux antipodes, tourné vers la jeunesse vibrante. Plus précisément, celle d’un jeune garçon de 16 ans, Enzo, auquel le métrage emprunte le nom, l’inscrivant dans une lignée romanesque de célèbres personnages éponymes d’œuvres d’apprentissage et auquel le comédien novice, Eloy Pohu donne visage et corps. Dans le sud de la France, vers La Ciotat, l’adolescent travaille comme apprenti-maçon sur un chantier sous le soleil brûlant et ne semble pas très habile de ses mains. Alors que son patron, ne trouvant pas Enzo à sa place comme ouvrier, veut confronter ses parents (interprétés par Pierfransco Favino et Élodie Bouchez), les rapports de classe renversent l’autorité de celui-ci quand il découvre l’immense villa surplombante dans laquelle vit cette famille. Cette dernière ne comprend pas bien non plus le choix de carrière du second, quand l’ainé s’apprête à rentrer au lycée Henri IV à Paris. Enzo vit mal ses privilèges et semble chercher sa place ailleurs, dans le manuel et l’organique plutôt que l’intellectuel. En bas, sur le chantier, il est troublé par Vlad (Maksym Slivinskyi), un collègue ukrainien impulsif. Désir, amitié, univers opposé qui le rapproche du réel, celui des guerres en cours où son camarade pourrait être envoyé : cette attirance reste magnifiquement trouble chez le garçon à l’âge des questionnements. Bouleversant et brutal parfois, Enzo prend forme comme une symbiose totale des univers des deux cinéastes-amis, la reproduction sociale et la lutte des classes qui sous-tend les œuvres de Cantet se mêle au désir inscrit dans la pellicule de Campillo. Leurs deux regards, d’une profonde empathie, sont portés vers l’autre dans la plus grande des affections. DL
L’intérêt d’Adam de Laura Wandel (Semaine de la Critique)
Deux femmes en lutte
Qui sait mieux ce qui est dans l’intérêt d’un enfant ? Sa mère dévouée ou une infirmière en pédiatrie expérimentée ? Hospitalisé pour malnutrition, le petit Adam 4, ans, réclame sa maman et refuse de s’alimenter sans elle. Entre les lignes de l’attachement, on comprend cependant que le lien qui lie Adam à sa mère est aussi celui qui l’amené à être hospitalisé. Lucy (Léa Drucker), infirmière solide mais surmenée, veut faire au mieux pour le soigner. Alors dans l’intérêt d’Adam, elle laisse Rebecca (Anamaria Vartolomei), sa mère solo désemparée, rester un peu plus longtemps qu’autorisé. Une décision prise comme une tentative d’établir un lien de confiance, plutôt que d’opter pour la violence d’un système qui voudrait qu’on appelle les autorités. Une décision qui lui vaudra aussi des remontrances de sa hiérarchie… Le temps d’une nuit, Laura Wandel nous emmène en immersion dans un service hospitalier de pédiatrie. La cinéaste belge qui nous avait coupé le souffle avec Un Monde (Un Certain Regard 2021) ouvre cette fois la Semaine de la Critique avec un L’intérêt d’Adam. Là aussi, il est question d’un monde en soi : celui du milieu hospitalier, avec ses bip-bip, son personnel pressé, ses voix qui gémissent, rassurent, pleurent ou crient. Un monde où derrière chaque porte de chambre, il y a une existence précieuse, un récit urgent. Comme dans son opus précédent, le travail sur le son est ici aussi crucial pour raconter le hors-champ de cette immersion intense, au rythme effréné, fort d’une mise en scène resserrée autour de Lucy, que la caméra ne lâche pas, à l’instar d’une Rosetta (le film est coproduit par Les Films du Fleuve, la boite de production des Dardenne). Wandel poursuit avec force son exploration de l’enfance et de ses blessures, avec empathie et sensibilité : tous les points de vue, même les plus difficiles, sont entendus et ressentis ; chacun a ses urgences, ses raisons, tout le monde veut le bien d’Adam et personne ne s’entend. « J’ai toujours tout fait seule » se débat Rebecca face au personnel soignant qui essaye de l’aider. Mais comment aider ceux et celles qui refusent la main qu’on tend ? Et qui prend soin des soignants ? L’intérêt d’Adam est un film puissant sur le soin, sur nos limites et celles des autres, et sur une société malade qui n’arrive plus à (se) soigner. EM
L’Aventura de Sophie Letourneur (ACID)
Rester vivant
« Il s’y passe tout ». Ce sont par ces mots que Sophie Letourneur conclut ce second volet d’une trilogie italienne dans lequel, deux ans après leur Voyages en Italie, Sophie (Letourneur) et Jean-Phi’ (Philippe Katerine) reprennent la route des vacances en Sardaigne avec les enfants, et s’offrent pour L’Aventura une sélection en ouverture de l’ACID (l’Association du cinéma Indépendant pour sa diffusion). En une simple réplique, Letourneur justifie l’existence de son film, il s’y passe « tout » car le réel y est capturé dans une vérité brute, et sa plus belle trivialité est décuplée par l’omniprésence de la pré-adolescente Claudine (Bérénice Vernet) et de Raoul (Esteban Melero), 3 ans. Portrait d’une famille banale dans laquelle on crie, mange, rit et fait caca, le film montre de façon brute ce que l’on ne voit jamais au cinéma de cette manière-là, offrant un sentiment d’improvisation documentaire quand tout y est parfaitement écrit et structuré. La narration se veut dispositif, comme dans une partie du film précédent, mais la réalisatrice accentue radicalement son système impulsé par Claudine, et L’Aventura s’enregistre et se raconte entre le présent et le passé proche. Comment capturer le souvenir instantané, celui qui se fragilise quelques jours plus tard ? Ce rapport à la temporalité, moelle du langage cinématographique de Letourneur depuis La Vie au ranch devient une double matière, le sonore et le visuel travaillés ensemble pour ne faire qu’un. Dans ce film joyeux et nihiliste en même temps, le couple comme entité s’efface entièrement derrière la parentalité. Les enfants sont au centre de la cellule familiale, empêchant toute intimité possible entre Sophie et Jean-Phi’, en tension quasi permanente l’un envers l’autre, enfermés dans des cadres fixes comme pour intensifier ce sentiment. Par ce titre, sous influence de celui d’Antonioni, grande œuvre de subversion des codes cinématographiques, Letourneur raconte aussi la complexité du vivant quand la mort nous attend et nous touche. DL