Des coup de cœurs primés à la Semaine de la critique et des réalisatrices adorées à l’Officielle dans ce quatrième journal de bord…
Imago de Déni Oumar Pitsaev (Semaine de la critique)
S’enraciner
Parmi les (trop) rares documentaires de cette édition cannoise, la Semaine de la critique a déniché une œuvre belle et singulière, le premier long métrage de Déni Oumar Pitsaev, qui a également la primeur d’être le tout premier film tchétchène présenté au festival de Cannes. Imago prend la forme d’une auto-fiction, le réalisateur exilé depuis l’enfance part sur les traces de ses racines. Devenu propriétaire d’un lopin de terre en Géorgie à la frontière avec la Tchétchénie, plus précisément dans la vallée de Pankissi, Déni Oumar Pitsaev s’y rend pour y construire une maison plutôt originale. Sorte de cabane sur pilotis vitrée comme celle dont il rêvait enfant ce drôle d’habitat ne semble pas apte à recevoir la famille que son entourage lui réclame. Et qui est la raison pour laquelle sa mère a acheté ce terrain à Déni afin qu’il s’installe dans sa communauté proche de ses origines et qu’il fonde une famille. Dès lors, le cinéaste passe un pacte secret avec les spectateurs qui ont deviné qu’il n’est aucunement question de se marier pour le quarantenaire. Sur ce territoire où de nombreux tchétchènes se sont installés au XIXe siècle puis suite au conflit et à l’occupation par l’armée russe dans les années 1990, la parole circule et le réalisateur la reçoit naviguant entre le passé et le futur, les traumatismes et les rêves des uns et des autres. Pourtant, à chaque plan c’est bien dans l’authenticité du présent que le film s’écrit quand il se transforme en retrouvailles familiales et quête identitaire. L’un après l’autre, sa mère exilée en Belgique et son père en Russie, viennent lui rendre visite. Le cinéaste n’avait pas vu ce dernier depuis plusieurs années et cette rencontre bouleversante dans la forêt, réconciliation sublime, clos le film dans un geste de cinéma bouleversant, récompensé par le prix French Touch amplement mérité à l’issue de la cérémonie de clôture. DL
A Useful Ghost (Un fantôme utile) de Ratchapoom Boonbunchachoke (Semaine de la critique)
Traits d’esprit(s)
Il était une fois… un homme au cœur brisé qui retrouve celle qu’il aime dans un aspirateur hanté. Derrière ce pitch improbable se cache un film joyeusement délirant, drôle, romantique mais aussi politique. Commençons par le commencement : après l’achat d’un aspirateur, un jeune homme entend quelqu’un tousser dans son appartement. Le mystérieux et charmant réparateur qui surgit va lui conter un étrange récit, celui de l’usine où l’aspirateur a été fabriqué, hantée par le fantôme d’un ancien employé. March, le fils de la patronne de l’usine, anéanti suite au décès de sa femme Nat, reprend goût à la vie le jour où sa bien-aimée revient à lui… sous la forme d’un aspirateur, elle aussi. Une façon d’empêcher son bien-aimé, allergique à la poussière, de passer comme elle de vie à trépas. Las, la famille voit d’un mauvais œil cette (ré)union atypique… A moins que le fantôme de Nat ne trouve un moyen de se rendre utile à l’entreprise mal en point ! Porté par un humour décalé – voire culotté, ce film de fantômes gai (et un peu gay) venu de Thaïlande déploie un récit à tiroirs surprenant, où les appareils électroménagers parlent, et les humains se figent d’effroi ou de surprise dans des tableaux vivants. Mais derrière le gimmick rigolo, A Useful Ghost porte un fin propos sur le deuil et le souvenir (les fantômes disparaissent quand il n’y a plus personne pour se souvenir de l’humain qu’ils ont été). Mais ce film fantomatique porte aussi une réflexion politique : sous le capitalisme, même mort, tu travailles encore. Est-ce que même les esprits doivent être soumis aux impératifs de rentabilité ? Inattendu jusqu’à son final sanglant et jouissif, sorte de vengeance tarantinesque avec des appareils électroménagers, ce film délirant, lauréat du Grand Prix de la Semaine de la critique, risque de vous hanter longtemps. EM
Romeria de Carla Simon (Compétition)
En quête de famille
Dans Été 1993, son premier long remarqué, Carla Simon racontait l’histoire de Frida, six ans, qui quitte Barcelone suite au décès de ses parents pour une nouvelle vie dans la campagne catalane avec une famille adoptive. Un récit tendre, naturaliste et délicat à hauteur d’enfant inspiré de la vie de la cinéaste, dont les parents sont décédés du SIDA quand elle était enfant. Situé au début des années 2000, son troisième opus Romeria reprend cette trame autobiographique avec l’histoire de Marina, 18 ans, qui le temps d’un été, se rend en Galicie sur les traces de ses parents décédés. Un voyage qu’elle capture grâce à une caméra (elle veut étudier le cinéma), et guidé par la voix off de sa mère, à travers les journaux intimes datant des années 80 que Marina a conservés. Les couleurs sont vives, les plans sont larges, et la mer s’y déploie dans toute sa splendeur, faisant remonter les souvenirs du passé. Auprès de sa famille paternelle biologique, la jeune femme mène l’enquête, entre informations contradictoires et non-dits du passé pour démêler le vrai du faux et reconstituer l’histoire de ses parents – de leur romance à leurs addictions, jusqu’à leur séparation. Un quête d’identité fascinante, structurée en chapitres qui navigue entre présent et passé, où se mélangent l’espagnol, le galicien ou le catalan, et où l’imaginaire vient combler les parts de mystère (La scène où Marina « trouve » ses parents est un moment de cinéma bouleversant). La mise en scène naturaliste de Simon revêt ici une ampleur romanesque, traversée par les mélodies de la Movida espagnole. On perçoit aussi la critique d’une certaine bourgeoisie et la honte liée au SIDA qui menait à garder certaines choses sous le tapis. De l’intime à l’universel, ce pèlerinage familial festif (‘romeria’ signifie à la fois pèlerinage, et en Galicie, fête de village) tisse l’(auto) portrait d’une jeune femme qui apprend à découvrir qui elle est – et qui elle veut devenir. EM
Love me tender de Anna Cazenave-Cambet (Un Certain Regard)
Liberté chérie
Après le lumineux De l’or pour les chiens, Anna Cazenave-Cambet adapte le livre de Constance Debré, Love Me Tender. On rencontre Clémence à un tournant de sa vie. D’avocate bourgeoise, mariée et mère, elle vient de tout quitter pour écrire et sortir avec des filles. Alors qu’elle expérimente une nouvelle routine entre la piscine, son bureau et ses amantes, l’annonce de sa sexualité lesbienne à son ex avec qui pourtant tout allait bien, va pousser ce dernier à la priver de la garde de son fils, Paul, 8 ans. Le motif ? « Accusation d’inceste et de pédophilie directe ou par tiers » à cause, entre autres, de livres d’Hervé Guibert trouvés dans sa bibliothèque. Anna Cazenave-Cambet s’empare de cette injustice inhumaine pour en montrer tous les rouages juridiques et intimes. En hors champ, Laurent (Antoine Reinartz, dans un rôle encore une fois exécrable) blessé dans son égo, cachant une lesbophobie bien intégrée, met en place sa vengeance visant à manipuler leur fils contre elle. Ponctué en voix-off d’extraits du livre, Love Me Tender, épouse le mouvement, à vélo, de son héroïne en quête d’une liberté totale et confrontée à la difficulté de combiner ses différentes identités sociales. Vicky Krieps, dans la peau de Clémence, nous hypnotise, incarnant ce personnage dans toutes ses complexités. Saisie par une photographie poétique et sensorielle, se déploie alors un autre enjeu affleurant toute la durée du film, celui pour Clémence d’apprendre à s’aimer elle-même telle qu’elle est, sans attaches, descendant la rue parisienne de Ménilmontant sur sa bicyclette. DL