Après dix jours, le festival de Locarno s’est clôturé samedi 12 août. Parmi les 17 longs métrages en lice pour le Léopard d’or, le jury, présidé par l’acteur Lambert Wilson, a récompensé le film iranien Critical Zone d’Ali Ahmadzadeh, tourné clandestinement. Focus sur nos coups de coeur francophones…
Niché au cœur de l’été, en Suisse italienne, bordé par le lac Majeur et le luxe helvétique, le festival de Locarno apparaît paradoxalement depuis sa création, comme le lieu d’un cinéma politique. Le palmarès de cette 76e édition le confirme (palmarès complet en fin d’article).
Locarno poursuit naturellement sa mission de défrichage (nouvelles voix, nouveaux regards), tout en se présentant comme une lucarne ouverte sur les audacieux d’hier et d’aujourd’hui. Les nombreux films francophones programmés font foi de cela. Parmi cette sélection, quel bonheur d’y retrouver notre adorée palme d’or 2023, Anatomie d’une chute de Justine Triet, le nouveau Quentin Dupieux, Yannick, ou encore le merveilleux Conann de Bertrand Mandico, accompagné de deux courts métrages qui le complètent, portés par les mêmes actrices et personnages : Rainer, a Vicious Dog in Skull Valley et Nous les barbares. On rentre ainsi du festival, l’esprit chargé d’images capturées par des cinéastes désireux de saisir avec urgence la réalité d’un monde en déroute. Dans ces microcosmes, des solitudes humaines inhabituelles, parfois déracinées, se croisent et tentent de créer du lien autrement. À travers les films qui nous ont marqués, elles s’ancrent ainsi dans différents lieux et nous embarquent dans des mondes nouveaux, réels, imaginaires ou hybrides.
Couronné d’une Mention Spéciale par le jury, le documentaire Nuit Obscure – Au revoir ici, n’importe où de Sylvain George nous fait observer pendant trois heures le quotidien de jeunes migrants mineurs enclavés à Melilla, ville espagnole située au nord du Maroc, seule frontière terrestre entre l’Europe et l’Afrique. Dans un geste politique sublimé par le noir et blanc, le cinéaste fait de ces jeunes garçons les héros de tableaux mythologiques hors du temps. Ensemble, nourris par l’espérance d’une vie meilleure en Europe, ils s’inventent leur monde à eux où le désir de vivre dépasse les politiques migratoires.
Déplacer sa caméra et poser son regard là où personne ne va et sur des êtres dépourvus de tout superflu, c’est ce qui guide le travail du réalisateur-ethnologue Stéphane Breton dont les deux métiers sont indissociables, comme pour Pierre Creton pour qui jardinage et cinéma sont intrinsèquement liés dans ses films. Avec Les Premiers jours, sélectionné à La Semaine de la Critique et lauréat du Marco Zucchi Award, Breton observe cette communauté d’hommes à la lisière des premiers et des derniers jours du monde là où le métal des carcasses de voitures et les débris de la civilisation côtoient les algues et les roches des premiers temps. Car sur cette île mystérieuse des côtes chiliennes, nul besoin de narration, de dialogues ou de commentaires en voix off pour raconter ce qui s’y joue. Des images et des sons se succèdent et se mélangent pour faire film. La beauté surgit des actions répétées chaque jour par la main humaine, qu’il s’agisse de tracter ces étranges algues ou de trier les détritus rouillés sur lesquels veillent une horde de chiens entourant ces travailleurs échoués.
Habitué du festival de Locarno, le réalisateur canadien Denis Côté, y présentait cette année, Mademoiselle Kenopsia, s’affranchissant lui aussi d’un scénario ou d’une narration. Il prend pour point de départ le néologisme kenopsia dont la définition serait une « espèce d’état entre la mélancolie et l’anxiété lié à des contacts avec des lieux dépourvus de leur fonction première ». Le réalisateur filme en plans fixes des lieux désaffectés comme s’ils formaient un seul et même endroit dans lequel erre cette mademoiselle Kenopsia interprétée par la comédienne Larissa Laveaux – avec qui Côté collabore pour la quatrième fois. Qui est-elle ? Un fantôme ? Une âme esseulée ? Elle apparaît comme la gardienne de ces terres de création où l’actrice peut improviser pendant que le metteur en scène s’amuse. Par sa solitude qui agit en miroir, elle nous oblige à réfléchir aux notions d’espace et de temps depuis notre place de spectateur.
La création d’un espace alternatif pour accueillir la fiction ailleurs, c’est également ce qu’expérimente le duo de cinéastes Caroline Poggi et Jonathan Vinel avec leur nouveau film Best Secret Place, produit par La Fondation Cartier. La nuit, pendant leur sommeil, « plusieurs personnes sont en pause. Elles attendent de vivre » nous susurre Vimala Pons en donnant, par sa voix, vie à un graffiti, maître de ce lieu. Quand Sara (Sania Halifa) se fait aspirer dans ce hangar en chantier, on se fait happer avec elle par l’étrangeté d’un univers de tous les possibles convoquant les codes des jeux vidéo. On se laisse alors guider par le toujours impeccable Idir Azougli (Shéhérazade, L’ Été l’éternité, Sami la fugue…) dans ce terrier d’Alice, se promenant parmi les solitudes et les mélancolies d’êtres aussi égarés qu’eux (Vincent Macaigne, Félix Maritaud ou Nathalie Richard). Une fois de plus, Poggi et Vinel voguent librement entre le réel et le virtuel, vers la conception d’un monde nouveau que seul le cinéma permet.
Lauréate du prix spécial du jury CINÉ+, la réalisatrice et plasticienne Éléonore de Saintagnan se laisse elle aussi absorber par un endroit unique dans son beau Camping du lac. Guidée par un désir de voir la mer sur un coup de tête, la réalisatrice et narratrice monte dans sa voiture… qui tombe en panne au cœur des terres bretonnes, l’obligeant alors à s’arrêter dans un camping le temps de la réparation. Dans ce journal de bord documentaire, Éléonore de Saintagnan, laisse entrer la fiction et les légendes religieuses locales, dont celle de Saint-Corentin et son poisson miraculeux. Elle crée une fable radicale et fait perdurer la mythologie d’un immense poisson qui, tel un monstre du Loch Ness breton, va attirer les touristes en pèlerinage. Sans voyeurisme, armée d’un appareil à sonder les bruits, elle observe ses voisins, racontant leurs histoires comme des petits contes ou chroniques. Le film trouve toute sa beauté dans ces instants simples et humains, comme ces retrouvailles entre un père, chanteur de country, et sa fille Rosemary Standley, célèbre voix du groupe Moriarty.
Cette simplicité des émotions, on a pu la ressentir avec la découverte des derniers films de deux grands cinéastes, tous deux présentés hors compétition, et qui nous ont envoyé des flèches directement dans le cœur. Avec Bonjour la langue, comme hommage à Jean-Luc Godard et son Adieu au Langage, Paul Vecchiali, qui nous a quittés en janvier dernier, nous offre des ultimes retrouvailles entre un fils et son père. Tournée en deux jours, avec très peu de moyens, largement improvisée par le réalisateur et son acteur Pascal Cervo, cette dernière œuvre se présente comme un long dialogue d’une honnêteté désarmante autour de la vie, de la mort, du deuil et des souvenirs.
Récompensé d’un Léopard d’honneur, Barbet Schroeder, venait à Locarno avec son nouveau film Ricardo et la Peinture, sublime portrait de son ami de longue date, le peintre d’origine argentine Ricardo Cavallo. Pendant 1h40, on observe et écoute Ricardo, personnage passionné et donc passionnant, nous évoquer ses grands maîtres et sa vie à lui jusqu’à la transmission de son art aux enfants dans une petite école de peinture nichée dans le Finistère.
Barbet Schroeder, que l’on a pu également apercevoir sur l’écran de la Piazza Grande – avec Bulle Ogier – dans l’immense film de Daniel Schmid La Paloma (en compétition à la Semaine de la critique en 1974). Une projection de minuit presque déserte où, tandis que le vent s’infiltrait entre les célèbres chaises noires et jaunes de la place, Ingrid Caven vampirisait l’écran, incarnant une chanteuse de cabaret malade qui finit par épouser un noble courtisan (Peter Kern) fou d’elle. Quelque part entre Fassbinder et Duras mais rendant hommage aux mélodrames de Sirk, Schmid crée une esthétique du kitsch et des faux-semblants où se frôlent les pulsions de vie et de mort. Une expérience baroque qui nous marquera à jamais. Merci Locarno !
Palmarès complet
Compétition internationale
Léopard d’or : Critical Zone d’Ali Ahmadzadeh
Prix spécial du jury : N’attendez pas trop de la fin du monde de Radu Jude
Léopard de la mise en scène : Maryna Vroda pour Stepne
Léopard de la meilleure interprétation : Dimitra Vlagopoulou dans Animal de Sofia Exarchou
Léopard de la meilleure interprétation : Renée Soutendijk dans Sweet Dreams d’Ena Sendijarević
Mention spéciale : Nuit Obscure – Au revoir ici, n’importe où de Sylvain George
Compétition Cinéastes du Présent
Léopard d’or : Hao Jiu Bu Jian de Nelson Yeo
Prix pour le meilleur réalisateur : Katharina Huber pour Ein Schöner Ort
Prix spécial du jury CINÉ+ : Camping du Lac d’Éléonore Saintagnan
Léopard de la meilleure interprétation : Clara Schwinning dans Ein Schöner Ort de Katharina Huber
Léopard de la meilleure interprétation : Isold Halldórudóttir et Stavros Zafeiris dans Touched de Claudia Rorarius
Mentions spéciales : Excursion de Una Gunjak et Negu Hurbilak de Colectivo Negu
Meilleur premier film : Dreaming & Dying de Nelson Yeo