Le statut de l’acteur, la psychanalyse, Tavernier, Godard, la reconnaissance. Pour FrenchMania, Frédéric Pierrot qui incarne le psy Philippe Dayan dans la série En Thérapie, en ce moment sur Arte, se confie sans divan et sans filtre. Rencontre avec un comédien de premier plan.
Comment réagissez-vous à cette exposition médiatique engendrée par la série En Thérapie, vous qui êtes un comédien plutôt discret ?
Frédéric Pierrot : Je ne suis pas sur les réseaux sociaux mais je m’en rends compte parce que je reçois beaucoup de messages. Mais pour moi, ça va, c’est tranquille. On m’a transmis un commentaire qui disait en substance « Si le psy a besoin d’être consolé, je suis prêt ». Tout cela est plutôt agréable et sympathique. Pour le reste, je ne me rends pas trop compte de l’exposition, cela ne me rend pas très inquiet. Ce que je retiens c’est que la série rencontre un énorme succès. Et cela ne me surprend pas. Et j’espère que cela pourra amener les gens à consulter avec un peu plus de confiance. Il y a souvent une telle résistance que je suis content que ce programme permette à plein de gens de reconsidérer leur point de vue. Tout cela est passionnant et amusant. Je suis tombé sur une citation de Lacan, même s’il faut toujours se méfier des citations quand on les extrait de leur contexte, qui disait que chaque fois qu’on est proche de la psychanalyse amusante, on s’approche de la véritable psychanalyse. Il y a un aspect ludique même s’il y a des côtés difficiles parce qu’on a tous des résistances et que cela peut nous arracher la gueule de changer de point de vue ! On ne sait jamais où ça va et cela peut avoir des conséquences dont il faut avoir un peu de courage, d’intérêt, de curiosité. On peut s’y brûler mais il vaut mieux ça que se laisser enferrer dans une situation. J’avais lu un texte de Ronald Laing sur la schizophrénie qui explique qu’à l’époque, cela pouvait être provoqué par la lecture d’éléments contraires qui amenait à la dissociation. Quand j’ai vu un psy pour la première fois, je lui en ai parlé et il m’a dit « Arrêtez de lire et on va parler ». J’étais en quête de confirmation comme un hypocondriaque.
Donc vous avez une longue histoire avec la psychanalyse ?
Frédéric Pierrot : Oui cela a commencé il y a longtemps puisque j’ai eu besoin de me faire réformer pour le service militaire. Ils me sont tombés dessus deux ou trois ans après la fin de mes études et j’avais déjà commencé à travailler dans le cinéma, je gagnais ma vie. Il était hors de question que je fasse mon service. Je suis aller voir un psy et il a fallu plusieurs séances avant qu’il me donne un papier. Le jour où j’ai été convoqué à Vincennes, un camarade m’avait préparé un gâteau au shit. Je ne fumais pas de shit et je n’étais pas coutumier du produit, et j’ai dû boire aussi un peu de bourbon. Arrivé devant le psy militaire, j’ai plaidé l’inverse, j’ai joué, si je puis dire, le type tendu qui voulait absolument faire son service militaire et ça a marché.
Et vous avez poursuivi dès ce moment ou c’est revenu plus tard ?
Frédéric Pierrot : Je l’ai toujours eu à l’esprit d’une façon ou d’une autre. Et je pense qu’une fois qu’on a mis le pied dedans cela reste toute la vie. Il y a eu des interruptions, des reprises, d’autres techniques, divers thérapeutes. Et dans la série, on n’est pas loin des comportementalistes ce qui reste un peu de la série israélienne. J’ai fait part de mes doutes sur les choses trop personnelles que livrait l’analyste au créateur de la série Hagai Levi et il m’a dit que dans les pays anglo-saxons les psys s’impliquaient beaucoup plus. Il faut reconnaitre que les analystes aujourd’hui, y compris les plus âgés, ont mis de l’eau dans leur vin, ils ont évolué et intégré des éléments nouveaux. Je pense que les thérapies comportementalistes se concentrent plus sur un problème précis et visent une efficacité à moyen terme sans prendre en compte la globalité. J’avais interrompu un travail, à tort, il y a une vingtaine d’années, parce que cela me dérangeait trop. Je l’ai repris plus tard sans l’interrompre et c’était vraiment intéressant.
Quand on vous a proposé ce personnage, vous avez tout de suite accepté ?
Frédéric Pierrot : Oui ! J’y ai vu tout de suite l’intérêt et j’ai imaginé très vite la façon dont il était intéressant de le faire vis-à-vis de la psychanalyse mais aussi sur le plan du cinéma et de l’interprétation, de ce que peut être dans ces circonstances l’interprétation : en fait, il n’y en a pas ! Pour aller à l’envers de ce qu’on croit, qu’il y aurait d’un côté le psy qui sait tout, le sachant, et de l’autre le patient. Le psy peut guider, aider et c’est passionnant à jouer mais l’essentiel c’est l’écoute et, au fond, c’est le partenaire qui fait la scène.
Est-ce qu’on ne touche pas là au lien évident entre le métier de psy et celui d’acteur ?
Frédéric Pierrot : J’en suis persuadé ! Et depuis très longtemps. Mais je le découvre un peu mieux chaque fois. Cela fait quatre ou cinq ans que j’observe que presque tous les projets sont en lien avec des préoccupations du moment mais aussi très proches de ce qui m’anime. Ce qui m’intéresse, c’est ça, de composer avec ce que j’ai, jouer c’est une implication très personnelle. Certains acteurs y résistent, ce qui est un terme lié aussi à la psychanalyse.
Il y a une forme d’évidence dans ce choix de la part des créateurs de la série et d’Arte. Votre emploi, c’est souvent le sage, le type rassurant mais qui peut basculer à tout moment.
Frédéric Pierrot : On est tous fous et on a tous des fantasmes, des trucs dingues et on compose avec. L’audace des programmations d’une chaîne comme Arte, les projets auxquels j’ai participé comme Fiertés de Philippe Faucon ou d’autres unitaires très intelligents et très fins que j’ai tournés, sont les marqueurs d’une audace qui encourage à avoir une vision très raisonnable du projet en sachant que la folie, la fissure est possible. Le cinéma s’est lissé depuis longtemps, un peu comme la langue de bois des politiques, et avec des journalistes l’autre jour je me rendais compte que ce qui m’a vraiment attiré dans le cinéma c’est la diversité des choix, la richesse des choix. Jeune, à Paris, j’ai découvert le cinéma allemand, Bergman, Pasolini, le cinéma italien, des univers tellement vastes. Quand je revois tout ça aujourd’hui, je me demande comment on pourrait replonger là-dedans. Et je pense que c’est en replongeant en soi, ce qui est éminemment psychanalytique, qu’on peut trouver dans un monde un peu globalisé, les trucs qui interpellent.
Vous avez tourné avec des réalisateurs qui ont des univers très forts, très marqués, pas lissés du tout. En commençant par Bertrand Tavernier…
Frédéric Pierrot : Bien sûr ! Tavernier, j’ai dû participer à cinq de ses tournages. Et peu importe que ce soient des petits rôles, c’était passionnant à chaque fois. Je me souviens de Jean Cosmos, le scénariste de La Vie et rien d’autre. Tavernier avait convoqué tous les seconds rôles et nous étions nombreux, chez lui, rue du Perche pour une après-midi de lecture et de conversation. J’avais deux séquences, pas plus. Je questionne Jean Cosmos sur mon personnage décrit comme « métreur », il me dit « Écoute, c’est très simple, les métreurs sont ceux qui mesurent les bâtiments pour évaluer la quantité de matériel nécessaire à la construction ». Là c’était clair. Il ajoute qu’à l’époque, les mecs quittaient leur famille pendant des mois et des mois, avaient une très belle vie, gagnaient de l’argent et vivaient une forme de liberté. En l’espace de quelques minutes, il m’avait offert de quoi tout imaginer. Ce qui était suffisant pour éviter le sentiment de l’imposture qu’on a tous éprouvé un jour ou l’autre.
Des réalisateurs comme Tavernier ou Godard vous ont aidé à éviter ce sentiment, à vous trouver en tant qu’acteur ?
Frédéric Pierrot : Oui, tous. Godard, sublime. J’ai de beaux souvenirs avec lui. Je sais que quand je revois For Ever Mozart, il n’y a pas une scène qui ne me rappelle pas un souvenir marrant, une leçon, un truc jouissif ou délicieux. Pour moi, au-delà d’être un grand cinéaste, c’est un poète, un penseur. Il a une façon très analytique de vous amener vers ses histoires. Je jouais un des trois jeunes qui vont faire du théâtre à Sarajevo et il y a une scène où on est sur le point de se faire arrêter par des militaires serbes. Nous sommes près d’un ruisseau et je fais des ricochets. Deux chars arrivent et on se retourne. Une fois les plans développés, l’assistant de Godard me dit que Jean-Luc veut me voir. Et là il me dit (imitation très maîtrisée du réalisateur suisse, NDLR) « Je voulais vous parler parce que le plan devant le torrent vous avez la mâchoire de travers, c’est bizarre, je me demande s’il ne faut pas refaire ». Je demande à voir les plans pour comprendre, il me fait attendre quatre jours, me demande par fax quel plan je veux voir, je lui renvois un petit croquis. Quand j’arrive en salle de montage, il me montre et me dit « On dirait Anthony Quinn dans La Strada ! ». Effectivement, il avait raison mais il faisait extrêmement froid, je pataugeais dans la flotte, trempé donc ça se lit sur mon visage. Quelques jours plus tard, il me fait enregistrer un son pour ajouter à la scène avec son ingénieur du son. Il me fait dire « È arrivato Zampanò », l’une des répliques d’Anthony Quinn dans La Strada. Et là, il me dit « Voilà, vous pouvez rentrer chez vous, pas besoin de psychanalyse, c’est bon pour toute la vie ». Il a constaté un problème et au lieu de retourner le plan, il s’arrange pour que le problème entre dans le film. J’adore ça ! Pour Tavernier, c’est la précision avec laquelle il plonge dans ses projets qui est magnifique. On sait tous la culture exceptionnelle qu’il a. Et puis il y eu Ken Loach, j’ai eu beaucoup de chance !
Est-ce que Polisse de Maïwenn est un point de bascule ? Vous êtes nommé aux César, la reconnaissance arrive…
Frédéric Pierrot : Oui parce que le film a été un gros succès, une sorte d’événement, un film choral avec beaucoup de tensions qui était très chargé. Il y a eu Cannes, les César. Oui cela a été une étape importante. Mais, la question de la reconnaissance ne me fait jamais oublier des projets moins visibles et que je trouve super intéressants comme et que je trouve super intéressants comme Dis-moi que je rêve de Claude Mouriéras, Disparus de Gilles Bourdos qui est un film extraordinaire que je rêve de revoir. Cela parlait des mouvances trotskistes avec les surréalistes dans les années 30 Le problème de ces films-là qui n’ont pas eu de succès en salles donc n’ont pas été numérisés, c’est qu’ils sont souvent perdus ! Même si Gilles Bourdos a retrouvé une copie de son film par hasard à la Cinémathèque de Perpignan ! Tout ça pour dire que la reconnaissance publique c’est une chose, le cœur des films, c’est autre chose. La reconnaissance du travail bien fait, c’est bien mais, en tant qu’acteur, il est bon de ne pas trop être exposé. On retombe sur quelque chose de psychanalytique ! Pour qu’il y ait un transfert du spectateur, il faut pouvoir se projeter dans le héros, dans un petit personnage, et pour que cela soit possible, il faut que l’acteur s’efface, comme le psy.
Pour En Thérapie, vous êtes le seul à avoir tourné avec tous les réalisateurs. Comment chacun a-t-il imprimé sa marque ?
Frédéric Pierrot : Il y a une contrainte énorme du fait du dispositif, du décor unique, même s’il y des tentatives des uns et des autres pour en sortir. Chacun a continuer à chercher dans ce cadre et avec le texte, chacun avait son regard. Pour moi, c’était très intéressant de sentir des réceptions différentes, des sourires différents et des audaces aussi très différentes. Quand le personnage de Céleste propose au psy de s’allonger, ce n’était pas écrit, c’est une idée de Pierre Salvadori qu’il a dû avoir dans la nuit puisqu’il dort peu ! C’est le moment de bascule, c’est le moment où le transfert peut commencer, par le jeu qu’elle propose elle-même. C’est d’une intelligence formidable. J’avais l’impression qu’à chaque personnage, je recommençais une nouvelle aventure. C’était 70 jours de tournage répartis sur trois ou quatre mois de la fin 2019 à mars 2020, un épisode tous les jours et demi en moyenne. C’était dense et intense mais c’était passionnant tout le temps et le rythme empêche les longs moments d’attente. Je me souviens d’une phrase de Belmondo qui disait « Pour moi le jeu c’est gratuit, ce qui est payant c’est l’attente » !