Alors que sa première rétrospective française se déroule actuellement et jusqu’au 1er juillet au Festival Écrans Mixtes de Lyon, le réalisateur revient pour FrenchMania sur sa carrière, 25 ans après son premier long métrage À toute vitesse. Sa cinéphilie sans chapelle et son amour sans limites des actrices et acteurs ont nourri au fil des ans son regard, l’un des plus singuliers du cinéma français. Rencontre dans ses terres avec un cinéaste qui est loin d’être allé au bout de ses envies.
Quelle a été la première image, le premier souvenir de film dans une salle de cinéma ?
Gaël Morel : En fait, il y a deux premières images. Comme je viens d’un milieu assez populaire, nous n’allions pas souvent au cinéma si ce n’est pour voir des films populaires. Et pour moi, la première image, c’est un très mauvais film, je crois que c’est de Walt Disney, qui s’appelait Le Chat qui venait de l’espace. J’ai tellement détesté ! Je me rappelle un chat avec un collier ridicule autour du cou… J’adorais le cinéma, déjà gamin, mais je n’aimais pas ce qui était infantilisant. Et cela a été une forme de déception terrible. Et la première vraie image de cinéma, à peu près à la même époque donc vraiment très jeune, c’était Catherine Deneuve qui reçoit de la boue dans Belle de jour à la télé. Très vite, la télé est devenue mon mentor. À la fin des années 70, début des années 80, on oublie qu’il y avait des pépites à 20h30 comme des films Truffaut ou de Téchiné. Il y en avait au moins trois par semaine et ,après, des séances la nuit, entre les “Dernières séances” d’Eddy Mitchell et le “Cinéma de minuit”, honnêtement, c’est vraiment ça qui a fait ma cinéphilie. J’ai eu une détestation d’enfant à l’idée de voir des dessins animés au cinéma, je suis rentré en larmes du cinéma après Rox et Rouky, pas parce que le film m’avait ému mais parce que j’étais furieux qu’on m’emmène voir un dessin animé. Pour moi, c’était de la télé, c’était Récré A2 ou le Club Dorothée et j’avais pris ça comme une agression qu’on m’emmène au cinéma, alors qu’on y aller une ou deux fois par an, pour voir ce que je pouvais regarder tous les jours à la télévision ! Aujourd’hui, je peux reconnaître qu’un Miyasaki c’est beau mais réellement je m’en fous parce que je que j’aime c’est les acteurs, le regard, l’incarnation, la silhouette, la voix…
A quel moment, vous avez décidé que vous alliez travaillé dans le cinéma ?
Gaël Morel : Quand j’ai compris que c’était un métier car au début c’était très obscur pour moi. Je lisais les programmes télé et je lisais distribution, un terme qui m’évoquait le courrier… J’ai longtemps aimé le cinéma mais il n’y pas eu de moment de révélation. Le cinéma, c’était un endroit où je voulais être. Après j’ai grandi et j’ai compris qu’il y avait des métiers. Enfant, je voulais être avec eux et pas dans la vie que j’avais.
Stéphane Rideau raconte que, quand il a passé le casting pour Les Roseaux sauvages à vos côtés, avant même qu’il ait été choisi par André Téchiné, vous lui aviez proposé de jouer dans un court et un long métrages que vous aviez déjà écrits…
Gaël Morel : Oui ! Cette démarche d’écriture, je l’ai commencée dès mes 16 ans. J’étais en A3 Cinéma à Lyon-Lumière dans le 8ème arrondissement, ce n’était que la deuxième année que cette section existait. L’année précédente il y avait des gens comme Dorothée Sebbagh et Serge Bozon. J’ai commencé à faire des petits films dans le cadre d’exercice notés par des profs. Et je profitais du matériel pour faire mes films à moi comme À corps perdu, qu’on a retrouvé et numérisé pour la rétrospective mais qui est en très mauvaise qualité.
La rencontre avec Téchiné et ce rôle dans Les Roseaux sauvages a-t-elle agi comme un déclic, un facilitateur ?
Gaël Morel : J’ai eu l’avance sur recette pour mon court métrage La Vie à rebours donc avec ou sans Téchiné, j’aurais au moins fait ce court. Cela n’a pas été un déclic dans ma passion mais un accélérateur forcément. Quand j’ai fait mon premier long métrage, il a bénéficié d’une bienveillance des gens en place qui avait envie de jeunesse et mon court avait aussi joué ce rôle de passeport, c’était capital.
Pour le premier long, À tout vitesse, vous composez votre casting en reprenant tes deux complices des Roseaux, Élodie Bouchez et Stéphane Rideau. Pourquoi ce choix ?
Gaël Morel : Le tournage des Roseaux était tellement un émerveillement ! On avait tourné sur 14 semaines en deux fois, on a commencé la préparation et le tournage en juin-juillet et on a terminé le film en novembre donc on était dans une amitié absolue et totale. J’avais déjà écrit le film et j’ai décidé qu’on allait se retrouver. Pascal Cervo, on le rencontre dans un festival alors qu’il venait de tourner Les Amoureux de Catherine Corsini. Et comme je ne voulais pas jouer dans le film, j’avais envie de cette forme de mimétisme. Et puis Salim Kechiouche qui joue son premier rôle. Je l’avais rencontré quand il avait 12 ou 13 ans et il m’avait donné l’idée de ce personnage. J’avais quasiment 20 ans et on n’avait pas gardé le lien. Mais pour les essais j’avais demandé à ce qu’on le recontacte. J’ai regardé les essais en accéléré pour réagir à ce que les personnes dégagent. J’ai visionné et je me suis arrêté sur l’un des jeunes comédiens en disant “Lui, il est sublime“, c’était Salim. Je ne m’étais pas trompé, il avait vraiment quelque chose.
Votre expérience d’acteur a été relativement courte, pourquoi avoir arrêté si vite ?
Gaël Morel : J’ai commencé par le grand rôle dont tout acteur peut rêver toute sa vie. Les Roseaux a été une forme de plénitude absolue : le personnage, le tournage, les gens. Après j’ai fait un film de Didier Haudepin qui s’est très mal passé (Le Plus bel âge, 1995, NDLR), cela a été une vraie douleur. J’ai vécu presque l’enfer. Et le dernier film c’était Zonzon avec Laurent Bounhik à qui j’avais dit non mais il a beaucoup insisté. Je n’aimerais pas qu’un acteur que je désire autant me dise non, donc j’ai finalement accepté. Après j’ai fait des apparitions en forme de clins d’œil, notamment chez Christophe Honoré. À part ça, j’ai refusé toutes les propositions après Le Plus bel âge. Ce n’était pas pour moi, cela me minait, me détruisait, j’étais incapable de prendre sur moi, je ne voulais pas.
Mais ces expériences vous ont été utiles dans votre travail de directeur d’acteurs non ?
Gaël Morel : Oui. Même si un acteur peut m’agacer, et parfois pour des bonnes raisons, je pars toujours du principe que je l’aime et que je ne veux surtout pas, en cas de tension entre lui et moi, que ça devienne une affaire de tournage. Je lui dirai les choses entre quatre yeux. Très vite un acteur peut devenir le bouc émissaire de toute une équipe et là, c’est terrible parce qu’un acteur manifeste beaucoup d’inquiétudes, d’angoisse, de fragilité. Il faut se dominer. J’ai tellement souffert sur Le Plus bel âge que je me suis promis que jamais de ma vie l’humiliation serait un outil pour quoi que ce soit.
Vos trois premiers longs métrages À toute vitesse, Les Chemins de l’Oued, Le Clan, semblent constituer, après coup, une espèce de trilogie de jeunesse. Vous le constatez avec le recul ?
Gaël Morel : Oui, je le vois. J’étais jeune et je faisais le cinéma que j’avais envie de faire en termes de convictions, de représentations d’une jeunesse métissée en dehors de faits sociaux. Dans mes films, on peut être métissé sans parler des banlieues ou être l’étendard de quelque chose, j’avais envie de cette diversité parce que c’est aussi celle qui m’entourait. Dans ces trois films, il y avait une volonté comme ça, presque manifeste d’un esthétisme contre des films qui ne ne me plaisaient pas. J’aimais bien aller vite, couper des scènes au milieu. C’était une époque où, dans le cinéma français, on disait qu’il ne fallait pas trop de moments forts dans les films pour qu’ils émergent. Moi j’étais parti du principe de n’avoir presque que des moments forts. C’est assez flagrant dans le premier : quand ça s’embrasse ça se roule dans la boue, quand ça ne va pas, ça tire des coups de revolver dans une grande surface, quand on prend de la drogue, on court dans la forêt… C’était vraiment un ras-le-bol d’une forme de naturalisme qui était très en vogue à l’époque : Un Monde sans pitié, La Discrète… qui sont des films à qui aujourd’hui j’arrive à trouver du charme parce qu’en vieillissant ils apportent un témoignage de l’époque. Mais ils m’agressaient à ce moment-là comme le poids d’une norme sociétale hétéro, blanche et bourgeoise. Je faisais un peu mes films contre ceux-là.
On était dans quelque chose de fondamentalement queer au sens politique du terme : une diversité, des représentations absentes ailleurs ou presque, et des choix esthétiques radicaux, on a pu vous le reprocher ?
Gaël Morel : Oui et l’accueil réservé à ces films a parfois été très violent. Il y avait beaucoup de jalousie, j’étais très jeune, je ne venais de nulle part, d’un milieu ouvrier, on ne m’a pas vu arriver comme des gens comme Xavier Dolan qui a tourné des pubs depuis ses 9 ans. C’est une logique de l’entre-soi. Et on m’accusait sans cesse d’être pistonné alors que j’étais la personne la moins pistonnée du monde. Quand on connait André Téchiné, on sait qu’il a ses qualités mais pas celle de celui qui tend la main, ce n’est pas un Pygmalion. Ce qu’il m’a apporté, c’est en fait le succès du film qui me l’a apporté. Et puis je ne plaisais pas au gens du cinéma qui étaient un peu machos, racistes ou homophobes et qui, d’un seul coup pouvait dire du mal de mon cinéma qui cochait toutes les cases de leurs répulsions ! Je ne me plains pas du tout, j’ai eu beaucoup de chance et des gens ont aimé mes films mais parmi ceux qui ne m’aimaient pas, il y avait une haine qui s’exprimait et pouvait rappeler celle qu’a subi à ses débuts Vanessa Paradis. Même dans des journaux polis, on me disait qu’il fallait que je m’éloigne des banlieues, des Arabes et de l’homosexualité pour enfin signer un vrai film.
Il y a une forme de bascule dans votre carrière, à un moment où vous vous autorisez à écrire pour des actrices qui vous fascinent comme Catherine Deneuve ou, plus récemment, Sandrine Bonnaire…
Gaël Morel : il y a New Wave qui appartient au films de jeunesse mais qui marque une transition, qui parle du moment d’émancipation de la famille, du passé et que le personnage va vers le cinéma. Mon histoire de cinéma est très liée à Catherine Deneuve. Après lui, c’est le premier film que je fais en suivant un personnage sans le lâcher. Quand je parlais de l’opposition, via une forme d’esthétisme et un choix de sujets, au cinéma des années 90 et avec la figure féminine, c’était aussi l’idée de filmer les femmes qui sont en dehors du dilemme qui consiste à s’interroger sur le “Est-ce que je vais retrouver grâce à ses yeux ?”. Javais envie de filmer une femme qui n’est pas éplorée ou trompée car, pour moi, ce n’est pas juste, ce n’est pas comme ça que je vois les femmes, ce n’est pas mon rapport aux femmes. Je les connais autrement, différemment, libérées de ce jeu de prédation possible donc il y avait l’envie de filmer une mère dans des questionnements très particuliers comme Catherine, écrasée par le deuil dans Après lui ou Sandrine Bonnaire qui d’un seul coup est écrasée, elle, par la pression sociale. Mon modèle sur ces thèmes est Rossellini. Il ne filmait pas les femmes enfermées dans des histoires d’amour mais des femmes qui ont un statut qui dépasse celui de la femme éperdue qu’on croise souvent dans le cinéma français. Et c’est aller vers un endroit qui est un peu moins convenu où j’ai l’impression de ne pas fouler la même herbe. Et ça c’est motivant autant que les actrices auxquelles je me confronte et que j’ai la chance de rencontrer pour ces rôles-là. D’où l’idée de faire le film entier ensemble, qu’elles soient là tous les jours. Sauf pour Béatrice Dalle qui est la seul avec laquelle j’ai tourné deux fois et qui n’a pas de rôle principaux mais qui a toujours incarné des figures assez marquantes. Mais je trouve que Béatrice Dalle, c’est déjà presque un rôle en soi, on n’a pas besoin de donner des raisons psychologiques à l’infanticide dans New Wave. Si je prenais Isabelle Carré cela demanderait un background plus scénarisé. Avec Béatrice, il y a une sorte d’immédiateté pour des personnages sauvages ou extrêmes. C’est pour moi l’intérêt du cinéma que de se passer de psychologie, de scènes explicatives et tout est complètement compréhensible. Elle a incarné deux fois chez moi des personnages de mère assez dingue.
Notamment dans Notre Paradis qui est aussi un film-charnière avec un retour sur les années de jeunesse mais avec le point de vue de celui qui a un peu vieilli, Stéphane Rideau dans le film.
Gaël Morel : Même si les deux personnages sont encore très jeunes, cela m’intéressait de montrer Stéphane Rideau est son côté “icône” en mettant à côté de lui un personnage de 18 ans, l’âge que nous avions dans Les Roseaux. On voit à ce moment-là que c’est un homme mature. Et, Notre Paradis, c’était une façon de ruer dans les brancards alors que je venais de faire Après lui et New Wave qui étaient très accessibles. Dans la revue qu’il y avait chez moi enfant, Télé-Poche, on parlait de film “visible par tous”, c’était le cas de ces deux films alors que je n’avais que 32 ans. On me proposait des films un peu ronronnants d’où cette envie de ruer dans les brancards, sans imaginer l’effet dévastateur que cela aurait. J’ai eu l’impression d’être un renégat après Notre Paradis, j’avais l’impression qu’on attendait de moi que je m’excuse d’avoir fait ce film. Je ne pouvais pas me dire à cet âge que j’étais étable, que la prise de risque c’était fini ! Il y avait tellement de barrières dans ce film : il y a les codes du film noir mais c’est un grand film d’amour avec des bisous et des violons. Et je pouvais me le permettre car il y avait aussi ce côté très sombre. J’aime bien le mélo noir.
Et puis dernièrement, un premier documentaire qui s’intéressait à des jeunes exclus de leur famille à cause de leur sexualité, Famille tu me hais. C’est un sujet dont vous aviez envie de parler depuis longtemps ?
Gaël Morel : 10 ans ! Depuis que j’avais été invité par l’association Le Refuge pour parrainer une soirée avec Chantal Lauby. J’avais rencontré des gens qui m’avaient fait part de leurs parcours, qui étaient terribles et, tout de suite, j’ai eu envie de leur donner la parole. J’avais commencé de façon très classique en préparant un dossier d’enquête et quand j’ai essayé de joindre à nouveau ces jeunes, ils avaient tous changé de numéro et n’étaient plus dans les mêmes lieux. Je me suis dit qu’il fallait avoir un peu de moyens pour aller filmer et être prêt quand ils avaient de parler. Après le premier confinement, mon ancien chef opérateur qui est devenu producteur m’a fait confiance pour qu’on tourne et qu’on écrive au fil des rencontres. On est donc parti du principe qu’on pouvait ne pas avoir de film au final, selon les rencontres et les possibilités. C’était un film pour cette jeunesse, pour leur parole et contre, par exemple, mes films de cinéma qui nécessitaient une préparation plus lourde. Je ne voulais pas entrer dans ces codes qui consistent à écrire un documentaire avant le tournage. C’est leur parole, c’est brut.
Et quels sont vos projets, vos envies ?
Gaël Morel : C’est toujours compliqué de parler de ses projets mais là j’ai un film en vue au printemps prochain, normalement avec Fanny Ardant. Avant cela, je vais tourner un téléfilm qui m’amuse pour France 2, c’est tiré d’un “Fleuve noir”. J’aimerais beaucoup faire du cinéma fantastique ou d’horreur, je suis un grand fan de Friedkin ou du film Les Autres avec Nicole Kidman. J’avais eu un projet qui est resté un peu dans ma tête. Et puis une comédie musicale mais quelque chose avec des tubes, avec des scènes en musique sous forme de blocs composites comme un juke-box, donc plutôt un film musical. J’ai aussi un autre projet qui me tient à cœur et qui serait de raconter, une histoire d’amour sur plus de vingt ans, une espèce de mélo. C’est le film que je suis en train d’écrire comme ça, sans producteur, un peu comme un journal intime. Je retrouve la joie de l’écriture de ma jeunesse avec À toute vitesse. J’écris des scènes qui s’imposent sans avoir à chercher la scène.
Une masterclass consacrée à la carrière de Gaël Morel aura lieu ce soir à 18h au Théâtre des Célestins de Lyon dans le cadre du festival Écrans Mixtes. Le réalisateur conversera avec le journaliste Gérard Lefort des Inrocks. Entrée gratuite sur réservation : Masterclass Gaël Morel