État des lieux prophétique
Thomas Lilti avait séduit avec la première saison d’Hippocrate. Avec cette saison 2, il convainc. En resserrant et en concentrant son intrigue, la série hospitalière de Canal+ gagne en efficacité comme en authenticité. Unité de lieu d’abord : jamais on ne sortira de l’hôpital de Garches et de ses dépendances, tout se joue sur place, en huis-clos. Unité de temps ensuite : dès l’ouverture et un problème de canalisation qui oblige les urgences à squatter un étage plus haut, en médecine interne, pas le temps de reprendre son souffle. Les huit épisodes de cette deuxième saison d’Hippocrate se déroulent dans une continuité sans interruption visible sur quelques jours et quelques nuits, donnant cette impression de temps réel et impliquant un rythme plus que soutenu.
Les urgences sont sous l’eau au sens propre comme au figuré, l’inondation les prive de leur matériel, de leurs habitudes, du minimum de confort professionnel et psychologique qui étaient les leurs. C’est l’eau qui va déstabiliser et fragiliser l’hôpital, ces gouttes d’eau qui agissent comme le prolongement des décisions politiques qui, depuis plus de 15 ans, noient progressivement les soignants, réduisent leur voilure, le nombre de lits et la durée des actes mais aussi comme une prémonition de futures vagues encore plus intenses et dévastatrices. Cette union de circonstance entre les services créé le chaos. Un chaos qui, s’il semble maîtrisé grâce au professionnalisme des titulaires, révèle plus que jamais les doutes des internes en médecine qui sont au cœur de la série depuis la saison 1 et sont une fois de plus mis sous pression. Dans ce tourbillon incessant, chacun va devoir faire face à ses doutes, à ses fêlures, et à la détresse psychologique qu’induit sa fonction et ses responsabilités dans un environnement qui – et c’est un euphémisme – n’offre pas les conditions adéquates. Chloé (Louise Bourgoin, sobre et efficace) fait face à ses problèmes de santé qui jouent sur ses capacités physiques (une main blessée) et sur son psychisme. Elle a des absences, ne se sent plus à sa place et en vient presque à douter de sa vocation, il lui faudra être en confiance, accompagnée, pour reprendre le dessus. Hugo (l’excellent Zacharie Chasseriaud, découverte de la saison 1) essaie toujours, lui aussi, de trouver sa place même s’il est, comme tous, à la merci des décisions qu’on prend pour lui. Il est aussi toujours enfermé dans sa position de fils de la chef de la réa, interprétée par Anne Consigny, face à laquelle il va devoir s’affirmer pour être en accord avec sa propre éthique en construction. C’est aussi dans cette ambiance survoltée que l’impulsive Alyson (Alice Belaïdi très touchante) va trouver sa vocation, ce qui l’anime, ce qui la rend meilleure. Le trio va également se rapprocher d’Igor (Théo Navarro-Mussy, révélation de cette deuxième saison), interne urgentiste, figure solide en apparence qui deviendra l’incarnation de la détresse sourde du personnel hospitalier. Arben (Karim Leklou, parfait), le médecin légiste qui leur avait prêté main forte et qui a quitté l’hôpital puisqu’il exerçait sans diplôme, fera même un retour en catimini et presque naturel devant le poids de la charge des urgences de l’hôpital. Mais celui qui prend la main sur cette saison 2, c’est Olivier Brun, le nouveau chef des urgences, un barbu tatoué autoritaire mais juste. Dans ce personnage à la personnalité complexe et fascinante, sorte de force tranquille qui ne sera pas non plus à l’abri de remises en question, Bouli Lanners excelle.
Avec ce rythme affirmé et cette vérité quasi documentaire, Hippocrate qui était déjà la meilleure série hospitalière française se déploie de façon nouvelle, affine ses personnages et son propos. Après le “walk and talk” cher aux séries américaines qui permet de faire avancer l’intrigue grâce aux dialogues entre des personnages marchant dans des couloirs, Thomas Lilti plonge ses personnages dans un “run and talk” proche de la course de fond, de l’essoufflement, de la rupture. La virtuosité discrète de la mise en scène, à la fois fluide et bousculée, donne à voir l’enchaînement des actes, des gardes tout en faisant éprouver la charge mentale si particulière à laquelle sont soumis ces médecins, jeunes comme confirmés, qui doivent, pour avancer efficacement, tenter d’oublier que leur décisions relèvent de la vie ou de la mort. La longue séquence de triage des patients intoxiqués au monoxyde de carbone qui se verront attribuer la priorité d’accès aux trois places d’un caisson hyperbare selon un nombre de points relevant de nombreux critères en est un exemple simple et parlant. Rien d’autre que la science et ses process ne doit guider ce choix quitte à ravaler douloureusement ses émotions et ses promesses. Ces huit épisodes sont une démonstration incarnée, éprouvante et documenté de la situation complexe des hôpitaux français et particulièrement des services d’urgences, un état des lieux prophétique et sans concession. Quand, dans le dernier épisode, résonne la voix d’Emmanuel Macron annonçant la “guerre” en mars 2020, on tremble à l’idée de découvrir (en saison 3 ?) les batailles qu’auront mené ces soldats de l’impossible.