Sélectionné à la 62e Semaine de la Critique, le premier long métrage d’Iris Kaltenbäck a été récompensé du prix SACD. Le Ravissement explore les thèmes de la maternité, l’amour et l’amitié à travers une héroïne (Hafsia Herzi) emportée dans une spirale infernale de mensonges. Rencontre avec la réalisatrice.
Quelle a été la genèse du film ?
Iris Kaltenbäck : Je suis partie d’un fait divers raconté en une phrase dans les journaux : « Une jeune femme emprunte l’enfant de sa meilleure amie et fait croire à un homme que c’est le sien ». Les faits divers m’intéressent parce qu’ils sont souvent symptomatiques des problèmes et malaises de la société et racontent beaucoup de notre humanité. Là, ce que je trouvais vertigineux c’était que la naissance d’un amour et qu’une histoire d’une amitié se nouaient autour d’un même mensonge qui allait tout bouleverser. J’avais le sentiment qu’il y avait-là quelque chose de complexe, et paradoxalement, que quelque chose de potentiellement beau pouvait émerger du faux. Puis, j’avais très envie de raconter une amitié féminine au cinéma et d’aborder à travers cette amitié la question de la maternité et de la pression que peuvent ressentir certaines jeunes femmes vis-à-vis de la maternité et des mythes qui l’entourent, comme celui de l’instinct maternel. Le personnage de Lydia est sage-femme, elle n’a pas de désir particulier d’enfant, mais elle va se mettre à développer des sentiments maternels pour l’enfant de sa meilleure amie. Le personnage de Salomé (joué par Nina Meurisse, NDLR), lui, lutte avec et contre ses émotions après son accouchement, mais aussi avec les injonctions à la maternité rayonnante et ravissante qu’impose encore la société.
Le film est riche de plusieurs thèmes, mais le fil rouge ne serait-il pas l’amour et les différentes manière d’aimer ? Quand on est parent, quand on est en couple, quand on est ami ? Dès le départ, on sent que le personnage de Lydia manque d’amour et d’attention, et que c’est ce manque qui engage ses dérapages…
Iris Kaltenbäck : Oui, tout à fait. Ma meilleure amie a enfin vu le film ce week-end, et elle m’a dit la même chose que vous, que, pour elle, c’était avant tout un film sur l’amour, sous toutes ses formes et tous ses prismes. En fait, le personnage de Lydia subit soudainement plusieurs ruptures – avec son mec au début du film, qui en aime une autre, avec sa meilleure amie, accaparée par sa grossesse et sa relation avec son conjoint. On se le disait avec Hafsia Herzi sur le tournage : Lydia, c’est une femme qui a désespérément besoin d’être aimée, qui se sent seule, et qui va prendre les mauvaises décisions et s’enfoncer dans une spirale de mensonges inarrêtable.
Aborder le mensonge au cinéma, ça interroge la fiction dans sa chaire. Ça en fait un parfait sujet de cinéma. Comment avez-vous travaillé cela au scénario ?
Iris Kaltenbäck : Je me suis interrogée sur la notion de persona, et j’ai évidemment beaucoup pensé au film de Bergman quand j’écrivais. J’avais envie de projeter tous les reflets d’une personnalité complexe, mais pas insaisissable, de raconter les nuances ou hiatus qui peuvent exister entre la manière dont on se voit, dont on se ressent, et la manière dont on est perçu, par les autres. Et là, effectivement, ce qui était très plaisant à l’écriture et sur le tournage, c’était de mettre en scène un personnage qui se met en scène lui-même, qui est tout le temps dans une forme de travestissement, puisqu’il a un mensonge à alimenter. Disons que c’est aussi un film sur le faux-semblant et sur la place du faux-semblant dans une histoire d’amour. Je pense qu’on a tous vécus un jour ce sentiment de se travestir légèrement pour être aimé, pour correspondre à l’image que l’autre a de nous ou veut voir de nous. Ça peut être assez cruel et dangereux. On peut s’y perdre. Lydia s’y perd.
Je pense qu’on a tous vécus un jour ce sentiment de se travestir légèrement pour être aimé, pour correspondre à l’image que l’autre a de nous ou veut voir de nous. Ça peut être assez cruel et dangereux.
Vous parliez de fait divers. Au début du film, on apprend par Milos (Alexis Manenti), qui est le narrateur, que Lydia a été inculpée. Vous choisissez de ne pas montrer le procès, mais de remonter dans le temps et de tirer les fils de l’affaire, en adoptant le point de vue de Lydia sur les événements…
Iris Kaltenbäck : Si je ne montre pas le procès, c’est parce que le film naît de la frustration du procès. Avant de faire du cinéma, j’ai fait du droit et j’ai travaillé pour une avocate pénaliste. J’allais beaucoup dans les tribunaux pénaux et j’ai assisté à de nombreux procès où des femmes étaient jugées. À chaque fois, je ressentais une forme de frustration. J’avais le sentiment qu’on perdait la parole de ces femmes, qu’elle était noyée, voire anéantie, par la parole des experts et de leurs expertises, des témoins et du reste. Elle disparaissait. En m’emparant des outils du cinéma, je savais que je n’allais pas devoir juger Lydia, mais plutôt l’accompagner et tenter de comprendre ce qui a motivé ses actes. Comprendre comment cette jeune femme glisse dans le mensonge, et pourquoi cela peut, tout d’un coup, nous paraître humain. J’ai essayé de me placer de son point de vue. Je voulais essayer d’humaniser un geste qui au départ semble inhumain, et c’est pour cela que j’aborde le procès très tôt, par le biais de la voix-off, qui est en effet celle de Milos. Milos est comme moi, il essaie de comprendre Lydia, de se mettre à sa place, il se demande aussi comment il n’a rien pu voir de la détresse de Lydia, il interroge sa propre part de déni… Je ne voulais pas que le personnage masculin soit réduit au rôle de l’homme dupé. Milos revient sur cette histoire parce que quand on a été victime d’un mensonge, on revit les événements en boucle en se demandant ce qu’on a manqué. Son point de vue se rapprochait du mien comme cinéaste.
C’était donc nécessaire dans l’écriture que ce soit lui qui s’empare du récit ?
Iris Kaltenbäck : Oui, car ça donnait plus de complexité au personnage masculin. Il interroge sa place, il se demande quel rôle il a joué. La scène où Milos voit Lydia dans l’ascenseur, le bébé dans les bras, est une scène pivot. Elle déclenche le quiproquo et le mensonge. Lydia sent à ce moment-là que le regard que porte Milos sur elle change, ça redéfinit son propre mode de perception, et elle adhère, comme une image, à ce que voit Milos, c’est-à-dire une jeune maman. Lydia va continuer à entretenir ce mensonge, qui au départ donc, nait d’un mal-entendu autant que d’un désir inconscient peut-être. Mais ce mensonge, en gros, il s’est fabriqué à deux. Il y a la personne qui ment et la personne qui croit au mensonge, presque avec dévotion. Le personnage de Milos découvre petit à petit les choses auxquelles il tient grâce au mensonge de Lydia d’une certaine façon…
Il y a un vrai mélange des genres dans votre film, et il y a notamment cette séquence d’hôpital qui est quasi documentaire. Comment vous avez travaillé pour diriger Hafsia Herzi dans cette maternité ?
Iris Kaltenbäck : Je n’avais pas du tout envie de faire de la fiction à l’endroit de la maternité et des accouchements. C’est un moment tellement extraordinaire et d’une telle vérité… On n’est plus totalement maîtresse de soi. Aucune fiction n’arrive, selon moi, à rendre compte de cela. On a eu l’autorisation d’une maternité pour y tourner, sauf qu’on ne savait pas qui allait accoucher et quand ça allait se produire, donc on a campé pendant un certain temps dans les couloirs. On suivait toutes les gardes d’une sage-femme qui était un peu comme la doublure de Hafsia. J’ai demandé très vite à Hafsia de porter les habits de sage-femme. Elle s’est mise ensuite à seconder la sage-femme qu’on suivait. Comme c’est aussi un travail très physiologique, qui passe beaucoup par les mains, Hafsia a appris les gestes et, progressivement, avec l’accord de toutes et tous bien sûr, Hafsia a participé à pas mal d’accouchements, ce qui est ébranlant. Pendant le tournage, je me suis vraiment rendue compte qu’il y a deux femmes à l’origine de la naissance d’un être humain : la mère et la sage-femme qui accompagne la mère. C’est un travail en duo. Deux femmes qui, souvent, ne se sont jamais rencontrées auparavant, et qui se retrouvent intimement liées pour faire naître un enfant. Je trouvais important de raconter ça au cinéma.
Pendant le tournage, je me suis vraiment rendue compte qu’il y a deux femmes à l’origine de la naissance d’un être humain : la mère et la sage-femme qui accompagne la mère.
La photo du film est très belle, vous misez sur des couleurs vives, comme le rouge du manteau que porte Lydia, comme pour combattre l’austérité ambiante…
Iris Kaltenbäck : J’adore la couleur au cinéma. J’ai été très influencée par le cinéma américain des années 70, par le grain de la pellicule, par les couleurs Kodak de Taxi Driver par exemple. On peut utiliser toute une palette de couleurs vives même pour raconter une histoire des plus sombres. Pour ce film, j’avais envie de prendre le contre-pied des traitements un peu clichés du fait divers au cinéma, de m’éloigner des teintes grisonnantes et du naturalisme. Ça n’aurait pas servi le personnage de Lydia, ni même l’histoire. Comme on le disait plus tôt, c’est une femme qui a envie d’être aimée et qui manque d’attention, donc je n’allais pas en plus peindre sa vie en gris et l’invisibiliser davantage. Je trouvais ça plus fort de raconter, par le vêtement aussi, qu’elle veut être vue. Les intrigues se déroulent aussi pour beaucoup la nuit, parce que les sages-femmes travaillent aussi la nuit. Milos est un conducteur de bus de nuit. J’avais envie de travailler sur les lumières de la ville quand le soleil n’est plus là, et de pousser à fond le romanesque et la fiction. On a beaucoup travaillé là-dessus avec Marine Atlan, la chef-opératrice.
La scène de rencontre nocturne entre Lydia et Milos a un parfum de Kaurismäki. C’était une référence ?
Iris Kaltenbäck : C’est un cinéaste que j’adore ! Vous êtes la première à me le dire, mais c’est vrai, j’avais revu certains de ses films avant de tourner parce que justement, il arrive à raconter comment des solitudes se rencontrent, mais aussi la mélancolie amoureuse, le trouble suscité par les premiers regards. J’aime la poésie qui se dégage de sa façon de filmer. Ça m’a beaucoup inspirée en effet.
Quelles étaient vos autres inspirations cinématographiques ?
Iris Kaltenbäck : J’adore le cinéma chinois et taïwanais. Sur le thème de la solitude et de l’errance, il y a Yi Yi de Edward Yang par exemple, qui se passe aussi en ville. Filmer des grandes villes au cinéma, ça permet de raconter d’autant plus la solitude des êtres. Nous ne sommes que des passants, on se côtoie, on se file entre les doigts. J’avais aussi en tête Millennium Mambo de Hou Hsiao-hsien, qui est un film que j’adore et que j’ai beaucoup vu. Le portrait qu’il fait de l’héroïne me fascine, parce qu’elle est énigmatique, et il a aussi une manière bien à lui de fixer les couleurs et de filmer la nuit.
Comment s’est faite la rencontre avec Hafsia Herzi ?
Iris Kaltenbäck : Je ne l’avais pas en tête au moment de l’écriture, je préfère ne pas penser « casting » à cette étape. Une fois le scénario terminé, on a commencé à réfléchir avec Youna de Peretti, la directrice de casting. On a pensé à plusieurs actrices, puis on a évoqué le nom de Hafsia. Je trouvais qu’il y avait un bel enjeu et un beau défi dans le fait de lui proposer ce rôle. C’est une actrice que j’admire énormément. Je l’ai aimée dans La Graine et le mulet, puis dans son film Tu mérites un amour. C’est une immense comédienne. Elle joue souvent dans des films assez naturalistes où elle s’exprime avec beaucoup de verve, des films très dialogués où son jeu passe par la parole et l’attitude. Là, je voulais lui demander d’exprimer la vérité d’un personnage qui ne dit jamais la vérité, qui la tait au profit du mensonge. Pas simple ! Elle a abordé le personnage de Lydia avec beaucoup de soin, elle a dû se montrer plus pudique dans son jeu, pour arriver à nous rendre Lydia accessible, alors que le personnage est de plus en plus étranger à lui-même. Ce travail sur l’intériorité et la dissonance était passionnant.
Quid de Nina Meurisse et Alexis Manenti ?
Iris Kaltenbäck : Il était déterminant d’avoir d’abord la comédienne pour jouer Lydia avant de penser le reste du casting. J’ai eu un coup de coeur pour Alexis Manenti, dont je connaissais le travail, mais que je n’avais pas envisagé, avant le casting, dans le rôle de Milos. Je l’avais vu dans Les Misérables et dans des rôles virils de personnages assez durs. Je voulais que Milos soit doux et pudique. Je pensais que ça n’allait pas coller, mais au casting, il m’a tout de suite surprise. J’ai vu une autre facette de lui : de la sensibilité, du charme, du calme. Ça contraste, de prime abord, avec son physique robuste. Nina Meurisse, c’est une actrice que je trouve très spontanée, très solaire. Elle joue ici une jeune femme extravertie et joyeuse qui vit une dépression post-partum et ne sait pas comment gérer ça. Elle aussi se sent seule, d’une autre manière que Lydia. Nina a un jeu très différent de celui de Hafsia, mais en même temps, je les trouve très complémentaires. Nina a un jeu plus à l’américaine, je dirais. Ça m’a plu de mettre ces deux comédiennes l’une en face de l’autre, ça a beaucoup nourri les personnages qu’elles ont incarnés.
La musique joue également un rôle important dans le film. Comment s’est fait le travail avec le compositeur Alexandre de La Baume ?
Iris Kaltenbäck : Alexandre a commencé à composer dès l’écriture du scénario en fait. Il l’a lu très vite et a fait des propositions qui ont évidemment beaucoup évolué par la suite, à mesure que nous avancions vers le tournage. Il n’était jamais dans le commentaire musical des images, et ça, c’était déjà très important. J’avais entendu sa composition principale avant de tourner et c’était très précieux de l’avoir dans l’oreille, car ça m’a donné une idée d’ambiance générale et guidée dans le rythme. Alexandre a ensuite continué à composer pendant le montage, donc ça nous a permis de ne jamais poser de musiques temporaires sur les séquences. On a toujours travaillé avec sa musique. C’était très limpide.