Faire un long métrage ne faisait pas partie de ses plans à l’origine, mais Jéremy Clapin, poussé et épaulé par le producteur Marc Du Pontavice, a eu raison de franchir le cap, enrichissant sa filmographie d’une pépite : J’ai perdu mon corps, en salles le 6 novembre. Entretien.
Depuis sa sélection à La Semaine de la Critique à Cannes, votre premier film fait sensation. Il est aujourd’hui en lice pour les Oscars, catégorie “meilleur film d’animation”. Comment se prépare-t-on à ça ? Comment fait-on campagne aux États-Unis ?
Jérémy Clapin : En réalité, c’est Netflix (qui a acheté les droits du film pour le monde entier sauf pour la France et quelques rares territoires, NDLR) qui s’occupe de tout ça ! Depuis notre rendez-vous à Cannes, Netflix est convaincu du potentiel du film et a décidé d’œuvrer pour sa sélection aux Oscars, et ça passe par une campagne de publicité évidemment, ce qui coûte très cher. Je vais moi-même régulièrement aux États-Unis pour rencontrer des studios, des votants, des influenceurs, et ce depuis le mois de juillet, moment où le magazine Variety m’a élu parmi les dix meilleurs réalisateurs de films d’animation à suivre. Le but du jeu, c’est de se faire connaître des votants et du territoire, sachant qu’en face on a des mastodontes comme Toy Story 4… Faut exister ! Après, on existe bien sûr du côté “indépendant”, on ne peut pas, de fait, combattre sur les plates-bandes que les films de studio. Récemment, le film a reçu le grand prix du Los Angeles Film Festival, et ça c’est plutôt chouette. Sans ce prix, il aurait été plus compliqué d’être pris au sérieux. C’est un travail de tous les instants, et franchement, ça demande beaucoup d’investissement personnel. Mais chaque fois que je me rends aux États-Unis, c’est différent, j’apprends de nouvelles choses, et l’apprentissage n’est pas inintéressant.
Vous aviez déjà ce “rêve américain” en tête avant de faire le film ?
Jérémy Clapin : Oh non, pas du tout ! Mon rêve, c’était de faire ce premier long, d’aller au bout des défis techniques et artistiques, et ils étaient très nombreux. On ne peut pas s’imaginer ça. Déjà Cannes, c’était inespéré. Ce qu’on espère juste, c’est que le film ressemble à quelque chose à la fin, et qu’on en soit content.
C’est le producteur Marc Du Pontavice qui vous parle du roman de Guillaume Laurant “Happy Hand”. Et comment se déroule la suite ?
Jérémy Clapin : En 2011, je rencontre Marc, suite à une demande faite par mail où il me disait qu’il avait vu et aimé mes courts métrages et qu’il voulait me parler d’un projet. J’y suis allé un peu l’aveugle, je savais que Marc faisait principalement de la série d’animation, des cartoons, ce qui n’est pas mon univers du tout, mais je savais aussi qu’il avait produit Gainsbourg Vie Héroïque de Joann Sfar, et qu’il avait donc le goût des auteurs. Au rendez-vous, il me parle du livre de Guillaume Laurant, et je lui explique que les longs métrages m’intéressent, mais que, jusqu’à présent, je m’étais interdit d’en faire parce que j’avais certaines craintes et appréhensions, comme celles de devoir faire des compromis et sacrifices que je n’aurais pas pu assumer longtemps. J’avais peur, pour le dire vulgairement, que l’industrie, les studios, me bouffent en tant qu’auteur. Les mariages auteur/industrie, il y en a peu dans le passé qui se sont révélés être des exemples heureux. Donc, j’avais tout ça en tête, et j’ai explicitement évoqué mes doutes à Marc. Il les a vite dissipés et ça a été vraiment une grosse surprise pour moi d’avoir la liberté artistique que je réclamais en tant qu’auteur, avec les moyens économiques qui ont été les nôtres bien sûr.
Le film n’a pas eu le soutien des chaînes de télé par exemple ?
Jérémy Clapin : Oui, les chaînes ont été frileuses. Elles ne nous ont pas suivi, ce qui a été handicapant un temps. Ça fait longtemps que je suis convaincu qu’en animation on peut aller vers des territoires adultes. Mais c’est l’industrie qui pose les contraintes aussi. On va nous dire qu’il faut du ciel bleu, des choses aimables, qui plaisent à tout le monde… A mon sens, c’est l’industrie qui appauvrit les propositions en animation, dans le domaine du long métrage pour adultes. Quand on regarde en comparaison ce qui se passe du côté des courts métrages d’animation, c’est d’une richesse et d’une variété incroyables. Ce sont deux mondes.
Pour en revenir au roman, qu’est-ce qui vous a particulièrement plu dans celui-ci?
Jérémy Clapin : Le concept, le dispositif, cette main comme héroïne qui part à la recherche de son corps, et qui nous amène totalement ailleurs. Cette main, ce n’est pas La Chose de La Famille Adams, elle permet d’accéder à de l’intime, à l’enfance, aux souvenirs. Ce n’est pas seulement l’histoire d’une main qui traverse la ville, pas seulement une histoire physique, c’est aussi une histoire métaphysique. Et c’est ça qui m’a surpris et plu à la lecture. Je me suis dit que c’était un beau défi de réussir à en faire un film d’animation et de proposer à partir de là une expérience aux spectateurs en quelque sorte. Marc a tout de suite compris que je voulais faire un film à destination d’un public mature, adulte, et la question de la censure et de la “joliesse” a donc très vite été écartée de la table. Marc, comme les équipes ont été derrière moi de A à Z. Ils m’ont fait confiance sur la manière d’aborder l’histoire. La question du point de vue était essentielle. Dans le livre, la main s’exprime à la première personne du singulier, elle parle, elle raconte son histoire. La faire parler dans le film aurait été une erreur, on a d’ailleurs fait l’essai avec une voix-off, et on a tout de suite éliminé l’idée. Alors évidemment, sans voix-off, on se dit d’abord qu’on peut raconter beaucoup moins de choses. Mais en réalité, ça m’a ouvert des portes sur son handicap à elle, sur le monde muet de cette main, son côté tactile, sensoriel. C’était sur cet aspect là que je devais miser pour raconter des choses sur cette main, je ne pouvais l’incarner que par cela. J’y suis allé à fond et j’ai développé un langage sensoriel, une écriture sensorielle – ce qui, en scénario, a été très difficile à traduire, d’autant plus que l’histoire joue aussi sur plusieurs niveaux de temporalités… Quand on est passé à l’animatique, ça m’a vraiment conforté dans le fait d’y aller à fond sur le sensoriel, à réécrire dans l’animatique quitte à s’éloigner un peu du scénario. On s’est beaucoup attardé sur le story-board justement pour pouvoir chercher un langage approprié, où placer la caméra. Cette main, c’est un nouveau personnage, il n’a pas les mêmes caractéristiques que nous. Il fallait réinventer une caméra pour elle, ras du sol, qu’on puisse découvrir le monde comme elle, du bout des doigts. Je voulais vraiment essayer de tout utiliser de son langage, de tout mettre dans la caméra, le son, pour que l’expérience soit vraiment différente pour le spectateur. On ne filme pas l’histoire d’une main, on vit l’histoire de cette main.
Mélanger la 2D et la 3D était votre choix de départ ?
Jérémy Clapin : Au départ, j’avais envisager de faire le film en stop-motion. J’aimais bien le côté “matière”, mais c’est une technique que je maîtrise encore mal, et je me serais compliqué la vie davantage, notamment pour les scènes d’action, qui sont nombreuses dans le film. Je ne voulais surtout pas verser dans le réalisme, et le dessin, c’est quelque chose qui apporte une certaine distance et qui permettait de traiter la main, qui est une irruption fantastique dans le récit, comme les autres personnages. Le dessin permet, selon les plans, d’agrémenter du détail, on est parfois très près du sol, ce qui nécessite beaucoup de précision, mais on peut aussi se permettre d’être plus abstrait, plus pictural dans des moments d’actions rapides. C’est accepté par le dessin tout ça, alors que quand on est en images de synthèses, le niveau de détail est toujours le même, parce que c’est l’ordinateur qui le détermine et le reproduit. Je tenais à ce que ce soit des décisions humaines qui attirent l’œil au bon endroit, qui donnent plus ou moins de présence ou volume à la main quand on a a besoin.
Ni manga, ni cartoon, le dessin est moderne, l’allure du film, singulière. Quels étaient les partis-pris ?
Jérémy Clapin : Je ne voulais pas que le film soit un combat esthétique. Le manga, c’est une école qui appartient aux japonais, et je trouve ça ridicule de vouloir singer ce savoir-faire. Souvent dans l’animation, on stylise. Pour vendre un projet, il faut que ça soit “hype”, et le propos du film en général en pâti. Je voulais que le dessin pour J’ai perdu mon corps soit brut. Pas forcément séduisant au premier abord, qu’il ait une forme de fragilité dans les traits. Si on y regarde bien, les traits ne sont pas clean, je ne voulais pas d’un dessin net et nickel comme dans les séries animées. Et je crois que l’émotion passe par ces petits défauts et accidents aussi. C’est plus spontané qu’une recherche d’esthétisation à tout prix, dans les yeux des personnages, dans les cieux … Je visais quelque chose de plus contemporain. J’aime l’idée qu’il n’y ait pas dans le dessin une volonté de séduction, mais que la séduction vienne d’ailleurs, via le propos par exemple. Je me dis toujours qu’on peut pardonner de petites maladresses dans l’écriture graphique si le propos est fort et tenu. C’est comme le débat chanteurs et chanteuses à voix et chanteurs et chanteuses à texte. Moins t’as de choses à dire, plus tu fais des vibes… J’ai voulu les limiter le plus possible (rires) !
Le film est riche de plusieurs thèmes : le destin insaisissable, le hasard, l’enfance, et les rêves que cette période produit…
Jérémy Clapin : Oui, la main dans le livre raconte toutes les ambitions qu’elle avait quand elle était petite avec lui (Naoufel, NDLR), elle voyait pour lui un grand avenir. Il y avait dans le livre un divorce consommé entre la main et le corps, déjà du temps même où ils cohabitaient. La main ne s’intéressait plus à l’être auquel elle appartenait. Pour l’adaptation, il a fallu simplifier les choses, et en même temps évoquer quelque chose de la mémoire, du passé, de l’enfance qui se détache de nous quand on grandit, ou quand la vie nous joue des tours. Et cette main est devenue pour moi une sorte de pièce détachée de l’enfance, une pièce d’un puzzle qui nous appartient et qui se refuse d’appartenir au passé, et ça, c’est l’absurde, c’est le pouvoir qu’on peut lui prêter. C’est effectivement un film sur la mémoire, sur le poids du passé, mais aussi sur les décisions qu’on doit prendre dans le temps présent pour que notre futur change. Le personnage de Naoufel, quand on le découvre, est vraiment prisonnier de son passé. La question était alors de savoir ce qui pouvait l’ancrer dans le présent pour le faire avancer dans le futur. Et pour ça, on a besoin d’événements, d’accidents, heureux ou malheureux, pour nous faire dévier de notre ligne.
Et c’est là qu’intervient la romance entre Naoufel et Gabrielle. Une romance particulière.
Jérémy Clapin : Oui, une romance qui démarre à travers un interphone, scène qui n’était pas dans le roman, parce que dans le roman, Naoufel n’a pas cette même obsession pour les sons, il ne les enregistre pas depuis qu’il est môme. J’ai ajouté ça au personnage, un rapport au monde sonore et tactile. Comme pour la main finalement. Et ça m’a permis de créer un lien invisible entre ces deux personnages, de leur créer une petite intimité, de trouver le bon dialogue entre les deux histoires et les deux personnages. Pour en revenir à la romance, et la scène de l’interphone, elle a toute son importance puisque la voix de Gabrielle va ramener Naoufel à la réalité et au temps présent. C’est par le son qu’il est extrait de son passé et ses rêveries nostalgiques, un son qui lui donne suffisamment envie de changer de trajectoire.
On parlait dimension sonore, la musique, composée pour l’occasion, participe de l’aventure. Comment avez-vous collaboré avec les musiciens, dont Dan Levy (compositeur du thème principal du film NDLR) ?
Jérémy Clapin : On a travaillé images et sons en même temps pour que tout s’accorde. Quand je commençais à faire l’animatique et les premiers montages, avoir recours à la dimension sonore m’aidait à penser le voyage à travers les sens. C’était indispensable. Pour faire exister cette main, j’ai dû tout utiliser. Donc le son, la façon dont la main perçoit le monde, le contact avec les objets, tout ça ne devait pas être illustratif mais provoquer des choses. Quant au travail avec Dan, ça a été passionnant et déroutant. On avait fait un casting pour chercher le compositeur de la musique du film. Les compositeurs sollicités avaient eu un brief du projet et avaient comme exercice d’illustrer musicalement deux séquences. Dan a été le seul des musiciens à m’appeler pour me dire qu’il n’allait pas faire ce qui était demandé ! Parce qu’il ne se sentait pas à l’aise de répondre en musique sur deux séquences seulement. Il avait besoin de voir le film en entier et de proposer un univers musical approprié plutôt que figer des sons sur une séquence, de la conformer techniquement. Dan a été extrêmement généreux puisqu’il m’a livré 20 minutes de musique, dans lesquelles il y avait déjà le thème du film, et tout un tas d’autres musique qu’on entend dans le film. Le but ici, c’était de faire en sorte que la musique emmène ces situations urbaines et quotidiennes vers quelque chose de plus mystique. Qu’on prenne conscience qu’on est dans un conte, pas un conte avec des petits oiseaux qui chantent et tout le tralala, mais un conte moderne, pas loin de la SF. La musique devait habiter le film mais aussi pouvoir se confondre avec le sound-design. Je voulais que tout ça puisse s’entremêler, de façon presque poétique. D’avoir cette main comme héroïne, et donc de faire irruption du fantastique dans un univers qui nous est familier, ça nous amène à voir tout autrement.
On parle ici d’un film d’animation pour adultes. Si rien n’est morbide, un public trop jeune pourrait passer à côté des thèmes et des résonances intimes qu’il provoque …
Jérémy Clapin : Oui, le film est ainsi construit qu’il y a des choses que des enfants ne peuvent peut-être pas saisir, je pense qu’à partir de 12 ans, il peut s’apprécier davantage pour ce qu’il est. A 12-13 ans, tu peux commencer à voyager autrement que par l’image, juste par l’image je veux dire. Faire un film d’animation adulte, ça veut dire qu’il y a un auteur derrière, et il faut réussir à imposer cela dans un premier temps, ce qui n’est pas évident. Laisser de la place à l’auteur dans le cinéma d’animation, ça me semble être aussi important que dans le cinéma fait en prises de vues réelles.
Est-ce que vous percevez des changements ? L’industrie se remet-elle en question ?
Jérémy Clapin : Ça bouge, un peu. L’existence même de ce film questionne ça. Après, je ne peux pas m’empêcher de me dire que les distributeurs, les subventions… C’est quand même un système qui ne fonctionne pas comme il devrait fonctionner, on le sait ça. Il y a très peu de propositions adultes, ou alors on mise toujours sur les mêmes contextes, comme la guerre. Quand aujourd’hui tu veux faire un film d’animation pour adulte avec une ambition un peu poétique, qui parle du quotidien, qui charrie un univers qui soit plus proche de nous, ça coince là où ça ne devrait pas coincer. On devrait nous permettre de faire ça sans avoir à combattre pour le faire.
Les personnages principaux sont doublés par Hakim Faris et Victoire Du Bois. Comment avez-vous arrêté votre choix sur ce duo d’acteurs ?
Jérémy Clapin : En animation, souvent, on fait appel à un casting de stars pour doubler les personnages, c’est la politique de la majorité des studios. Et dans ce cas, le casting passe souvent au dessus des animateurs, au dessus de l’équipe, alors qu’il n’est mobilisé qu’une semaine. Je dois avouer que j’ai beaucoup de mal quand je vois un film d’animation avec le fait de reconnaître les voix qui doublent les personnages. Ça crée chez moi une distance. J’ai envie de voir un personnage qui existe, qu’il y ait un équilibre entre le visuel et la voix. En l’occurrence, pour J’ai perdu mon corps, je voulais que ça soit de nouveaux personnages qui n’appartiennent qu’à mon film. Je ne voulais pas m’encombrer d’un casting, surtout avec le budget qu’on avait. Je préférais miser sur quelque chose de plus authentique. J’avais une autre démarche en somme, choisir des acteurs pour leur talent à incarner les personnages, et pas pour des raisons “bankables” ou que sais-je. Hakim et Victoire sont de jeunes acteurs qui m’ont plu. Ils me semblaient assez proches, déjà naturellement, des personnages. C’est un film sonore, les voix sont hyper importantes, on découvre Gabrielle par sa voix, donc il ne fallait pas se planter. Il faut qu’on soit immédiatement harponné quelque part par la dimension qu’il y a dans sa voix. Là encore, il s’agissait de ne pas être dans la séduction, ni dans la minauderie. Il fallait que les personnages se retrouvent sur une étrangeté, et Hakim et Victoire avaient le ton et la voix pour ça, et ils pouvaient incarner ces jeunes adultes de banlieue parisienne. On n’a pas enregistré les voix comme on le fait de manière traditionnelle en animation. On a organisé un tournage, qu’on a filmé, et on a mis en scène les comédiens en situation, comme dans le film, pour qu’ils proposent des choses, et que la projection de la voix soit différente. Quand on double à la barre, le corps n’intervient pas et on mise tout sur la voix, alors que quand on joue, le corps se met en action, et ça a des conséquences sur les intonations et le volume de la voix, ça rend les choses plus subtiles. Je voulais que ces scènes filmées et incarnées servent de référence aux animateurs pour animer les personnages.
Propos recueillis par Ava Cahen.