Corps et armes
Il n’y a pas de hasard. Ce n’est pas pour rien qu’After School Knife Fight, précédent court métrage du jeune duo de réalisateurs intégrait l’été dernier le programme Ultra Rêve aux côtés des Îles de Yann Gonzalez et d’Ultra Pulpe de Bertrand Mandico, car, à l’image de leurs aînés, Caroline Poggi et Jonathan Vinel ont déjà une patte, un univers, une vision du monde construite de film en film et qui se déploie enfin dans une forme longue avec Jessica Forever.
Monde (un peu) futuriste ou dystopique ? Univers parallèle ? Jessica Forever est ancré dans la réalité archi-concrète de paysages naturels et périurbains qui autorise la magie, l’émergence d’un fantastique naïf et romantique et ouvre les portes d’une perception de l’inconscient d’une époque, de notre époque. “Survival” métaphorique qui met en scène une armée d’orphelins et une guerrière bienveillante et mystérieuse, ce premier long métrage diffuse une poésie ultra-moderne qui puise dans l’univers du jeu vidéo, du cinéma de genre, de la bluette adolescente sans jamais perdre sa raison d’être : nourrir un regard inédit et sincère sur le monde d’aujourd’hui, son lot de combats perdus d’avance et de luttes nécessaires. Comme Gonzalez et Mandico, Poggi et Vinel font un pas de côté pour mieux appréhender le réel, le traduire dans un langage d’émotions et, à ce titre, Jessica Forever est un geste de cinéma fascinant qui joue avec les matières, les textures, les visions, avec une capacité sidérante à créer des images et des plans iconiques, nourris de romantisme, de rébellion sourde et de merveilleux assumé.
Quand les membres de cette famille monstrueuse, aimante et énigmatique à la fois, quittent leurs armures composites pour enfiler une tenue jeans-tee-shirt-baskets, on comprend ce qu’est une vraie tenue de camouflage, celle de la vie de tous les jours, de l’anonymat dans les espaces codifiés. Il y a des films qui racontent des histoires et d’autres qui racontent leur époque. Jessica Forever, c’est un point de vue, un miroir tendu, une vibration émotionnelle de chaque instant qui hurle en chuchotant l’importance des combats quotidiens. Acquérir sa liberté entre les pavillons et les piscines CSP+ des zones intermédiaires, les centres commerciaux déshumanisés, les souvenirs ou les fantômes, c’est bien plus compliqué que d’apprendre à manier un sabre ou un fusil à pompe, surtout quand on a encore la force ou l’obligation salvatrice de nourrir un idéal.
Jessica Forever, c’est comme deux mots tatoués à jamais sur le torse glabre et conquérant d’un jeune cinéma français en pleine révolution, c’est un film qui ressemble à un cœur s’abandonnant à la flèche venue le transpercer.
Jessica Forever – réalisé par Caroline Poggi et Jonathan Vinel. Avec : Aomi Muyock, Paul Hamy, Lukas Ionesco, Eddy Suiveng … Durée : 1H37. En salles le 1er mai 2019. FRANCE