Le 6 octobre 2022 aura lieu à l’Institut du Monde Arabe à Paris une journée d’appel à la constitution d’états généraux du cinéma. Une mobilisation souhaitée par l’ensemble de la profession qui traverse une crise majeure depuis le Covid : concurrence déloyale des plateformes, fréquentation des salles en baisse, paupérisation de l’activité critique, marché sous tension qui met en difficulté l’activité des distributeurs indépendants et des exploitants … Il est temps d’agir de concert pour Judith Lou Lévy, productrice d’Atlantique de Mati Diop, Grand Prix du Festival de Cannes 2019, et du Genou d’Ahed de Nadav Lapid, Prix du jury du même festival en 2021, pour soutenir et renforcer notre cinéma pour les années à venir.
Quels sont les périls et défis qui vous mobilisent ?
Judith Lou Lévy : En mai 2022, au moment du Festival de Cannes, une tribune a été relayée par le journal Le Monde, rédigée par sept personnes : des producteurs, comme Philippe Carcassonne, qui a produit les films de Claude Sautet, de Benoît Jacquot, d’Anne Fontaine et tout récemment de Florian Zeller, Saïd Ben Saïd, producteur de Benedetta et du prochain Catherine Breillat, Elisabeth Perez, qui produit les films de Catherine Corsini entre autres, moi-même, mais aussi des réalisateurs, Arthur Harari (Onoda), Catherine Corsini (La Fracture), et une actrice, Maud Wyler. Il y a eu 300 signataires et parmi eux, près d’une cinquantaine de personnes ont créé des groupes de travail pour préparer cette journée d’appel du 6 octobre à l’Institut du Monde Arabe. C’est une journée d’appel publique pour demander l’organisation d’états généraux du cinéma. Elle sera retransmise en direct sur les réseaux sociaux et, je l’espère, relayée par des médias généralistes. L’idée est d’interpeller les pouvoirs publics, et plus largement, les Français, les gens qui s’intéressent à la culture en France, qui aiment le cinéma. N’oublions pas que le cinéma est un des grands joyaux de la France ! Ce qu’il faut comprendre, c’est que ce joyau pourrait ne pas exister encore très longtemps. Pourtant, on a beaucoup de prix dans les plus grands festivals du monde, et ces dernières années notre cinéma s’est enfin féminisé : Julia Ducournau, Mati Diop, Audrey Diwan, Alice Diop, Mia Hansen-Love, Céline Sciamma, Rebecca Zlotowski, Alice Winocour, Justine Triet… Certaines d’entre elles ont reçu les plus grandes récompenses, et chacune fait des films qui portent en eux des récits et sujets fondamentaux. Ces réalisatrices viennent combler les images manquantes avec leurs films. Ce sont des films que les hommes blancs ne font pas ou n’allaient pas faire, disons-le clairement, et la récente couverture du Film Français le prouve bien, parce qu’à contrario ce virilisme blanc en tir groupé semble bel et bien aller de pair avec un titre bien rance…
Quel est le but de cette journée d’appel ?
Judith Lou Lévy : Il s’agit surtout pour nous de faire entendre une demande de reprise en mains d’enjeux qui NOUS concernent. On veut avoir notre voix au chapitre. C’est une action citoyenne et démocratique, ce n’est pas le rapport de forces que l’on cherche. L’un des principes fondateurs de cette journée, c’est la concertation. On veut rassembler les gens. On voudrait définir nos lignes de forces et de tensions et en discuter ensemble, sans être dans des bureaux de pouvoir où le temps et la situation de dialogue sont pensés par d’autres que nous. Je crois profondément que les solutions à une crise se trouvent avec les gens qui pensent à la nécessité d’en sortir, c’est-à-dire avec celles et ceux qui aiment le cinéma, le chérissent, avec celles et ceux qui y travaillent activement. Moi, je fais ce métier pour les cinéastes avant tout, pour la génération qui vient, pour que ces cinéastes puissent faire les films qu’ils veulent faire, et je crois qu’ils tiennent à les faire pour la salle de cinéma. Le danger de la situation actuelle, c’est que les lignes qui structurent notre système glissent vite, souvent contre notre gré. Si on dit, comme le dit le président du CNC, qu’il est peut-être temps de redéfinir les films autrement que par la salle de cinéma, qu’est-ce qui va par conséquent distinguer une œuvre audiovisuelle d’un film de cinéma, si ce n’est justement plus la salle de cinéma ? Il n’y aura plus de différence entre les deux. Alors qu’elle est énorme cette différence, à des niveaux artistiques, économiques, structurels, voire philosophiques. Il faut chérir cette différence. C’est ce qui fait l’incroyable pluralité des œuvres en France, tant cinéma qu’audiovisuelles. Ce n’est donc pas un discours de pleureurs dont je me fais l’écho, tout ça découle d’une analyse. La tribune publiée par Le Monde était déjà la résultante de plusieurs moments qui nous ont inquiétés et ébranlés. C’est toujours compliqué de savoir quand est-ce qu’il faut tirer un signal d’alarme. Pour moi, ce qui a lancé le signal d’alarme, c’est la fusion d’Unifrance et de TVFI (TV France International, NDLR).
Je crois profondément que les solutions à une crise se trouvent avec les gens qui pensent à la nécessité d’en sortir, c’est-à-dire avec celles et ceux qui aiment le cinéma, le chérissent, avec celles et ceux qui y travaillent activement.
Pouvez-vous nous en dire plus ?
Judith Lou Lévy : Unifrance, c’est une association de professionnels du cinéma qui a cartonné des années durant parce qu’elle a permis au cinéma français de rayonner dans le monde, d’assurer son export. Ce n’est pas qu’un joli joujou qui sert à envoyer Catherine Deneuve et Isabelle Huppert au Japon et aux États-Unis, c’était, et j’emploie volontairement le passé, le relai institutionnel de notre travail à nous, créateurs en France, vis-à-vis du monde et plus précisément des distributeurs étrangers, dans le monde entier. Personnellement, je suis assez fan de ce genre de logique et d’instances. C’était bien pensé, peut-être à perfectionner, mais franchement audacieux. C’était une association, formée par ses membres (producteurs, cinéastes, artistes, interprètes, exportateurs) qui rassemblait toute l’industrie cinématographique, c’est-à-dire celle qui fait des films dont la destination est la salle et/ou les festivals, donc le grand écran. Unifrance représentait cela, et cette fusion a été imposée à ses membres. Elle a, certes, été votée démocratiquement, mais elle n’a pas été souhaitée par ses membres qui ont contesté à de multiples reprises cet ordre du jour qui revenait inlassablement. En gros, une pression a été mise. TVFI, c’est l’équivalent d’Unifrance pour l’audiovisuel, mais c’était une plus petite association, un outil différent et peut être insuffisant face au boom de la série, car composée d’exportateurs seulement. Ce n’est pas le même type d’outil qu’Unifrance, pas le même rayonnement non plus, pas la même pensée stratégique globale, et il n’y a pas fatalité à ce que cela le devienne. Cette fusion a été pour moi un premier signal bien concret, défavorable au cinéma parce qu’elle a modifié l’essence-même d’une association qui, pour nous, marchait très bien, en faveur d’un secteur, l’audiovisuel, qui était en train, lui, d’exploser au moment du Covid pendant le confinement. Cela a été aussi le signal d’un manque d’écoute, de ce qu’on avait à dire, en tant que professionnels. Cette fusion a été acceptée comme une nécessaire évolution vers le temps nouveau, une nécessaire adaptation aux nouvelles pratiques et nouveaux usages. Je ne comprends pas qu’on puisse ne pas écouter nos analyses et revendications, qui sont assez simples en réalité. Pourquoi ne pas justement saisir notre demande d’y travailler main dans la main, avec les pouvoirs publics et le CNC ? On a besoin d’un soutien institutionnel fort, parce qu’aider le cinéma à sortir de sa crise nous concerne tous, et que cela nécessite évidemment un soutien fort de l’État.
Lors de ces états généraux que vous appellerez de vos vœux avec cette journée du 6 octobre, quelles questions seront soulevées par exemple ?
Judith Lou Lévy : Il faut justement les déterminer ensemble. Des questions simples pour commencer : Qu’est-ce que c’est le cinéma aujourd’hui ? Comment fait-on pour que le cinéma redevienne un objet de désir pour la population ? Comment faire en sorte de parler aux français, de les toucher ? Et au reste du monde, si j’ose ? Pourquoi le cinéma n’a pas su accompagner la transition de l’ère digitale et numérique sur le plan de l’information ? Comment se fait-il que les moins de 30 ans n’entendent pas parler des films qu’on produit et qui sortent en salles ? On a pris du retard. Le cinéma s’est laissé un peu vieillir sur le plan de sa structure industrielle. On a vraiment besoin de se rassembler pour réfléchir ensemble, pour savoir comment on va redevenir un art qui s’intègre à l’intérieur d’un quotidien pour tous. L’art pour tous, c’est bien un enjeu d’intérêt général, ce n’est pas un enjeu sectoriel. La culture, c’est quelque chose d’essentiel. C’est un domaine d’exception. Pendant le Covid, on nous a détournés de notre sens en nous disant non-essentiels. Non, la culture, ce n’est pas non-essentiel, c’est exceptionnel. C’est quand même des gros “warning” qu’on s’est pris dans la figure. En 1946, le CNC est créé pour protéger les productions françaises et depuis, à chaque fois que le cinéma a connu des crises et qu’on l’a dit mort, l’État est toujours venu en renfort pour que le cinéma s’en sorte. Ce qui se passe en ce moment, ce qui nous alarme et nous alerte, c’est que nous vivons une très grande crise puisque la télé a encore évolué, puisque maintenant elle se démultiplie en plateformes. Des grandes plateformes américaines sont d’ailleurs devenues accessibles dans l’offre du PAF à des montants d’abonnements mensuels qui sont moins chers que des places de cinéma. Pourtant, les plateformes, ce n’est pas le cinéma de demain, c’est probablement la nouvelle télé en revanche ! C’est la télé qui mute, ce n’est pas le cinéma qui mute. C’est essentiel de le comprendre. Donc, le cinéma s’est retrouvé dans une situation qu’on peut qualifier de concurrence déloyale.
L’art pour tous, c’est bien un enjeu d’intérêt général, ce n’est pas un enjeu sectoriel. La culture, c’est quelque chose d’essentiel. C’est un domaine d’exception.
Et l’impact a été encore plus conséquent avec le confinement…
Judith Lou Lévy : Oui, on a besoin de se retrouver après des années Covid où on a été exceptionnellement très séparés, où on nous a fait l’affront de nous considérer comme non-essentiels et de fermer les salles de cinéma pendant plus de 6 mois, sans avancer d’arguments concrets sur les raisons de cette fermeture. Le confinement a été un traumatisme suffisamment grand pour ne pas tirer de conclusions trop hâtives sur l’avenir du cinéma français, sa santé et sur les évolutions des pratiques, parce que quand les gens vivent un gros traumatisme, il faut leur laisser le temps de s’en remettre. La profession, son intérêt, c’est de sauver le cinéma français. Parce que c’est une économie exceptionnelle, qui normalement n’est pas soumise à des objectifs de rentabilité prédéfinis. Quand on crée des domaines d’exception, comme la santé, l’éducation, la culture, par définition, on n’attend pas de rentabilité financière de la part de ces secteurs. En revanche, ça ne veut pas dire qu’ils n’ont pas une dynamique économique très importante, déjà en termes de redistribution de l’argent. Chaque film est, en soi, une vie économique pour plein de gens. Avec la crise, cette économie devient de plus en plus petite, et donc défavorable aux gens qui travaillent à faire des films. L’économie du cinéma d’auteur est en train de se péter la gueule. On n’a pas les moyens de proposer aux techniciens des salaires à la hauteur de ce que les plateformes proposent, leurs barèmes sont alignés sur des grilles qui viennent d’autres cultures, sans cotisations salariales et patronales, sans assurance chômage. Nos équipes, par conséquent, vont devenir de plus en plus difficile à constituer. Bref, ces dernières années, on a vécu plusieurs attaques. On est tout à fait prêts à faire notre autocritique, mais on veut le faire dans un espace safe, dans un espace où on nous aura garanti le fait qu’on veut que le cinéma français, dans sa pluralité, s’en sorte. Le cinéma par son histoire est aussi un art qui mérite qu’on le respecte. On veut avoir la possibilité de former, lors de ces États Généraux, de l’intelligence collective, il faudra réfléchir à des méthodes aussi inclusives que possible.
On est tout à fait prêts à faire notre autocritique, mais on veut le faire dans un espace safe, dans un espace où on nous aura garanti le fait qu’on veut que le cinéma français, dans sa pluralité, s’en sorte.
Y a-t-il d’autres points d’interrogation ou de tension ?
Judith Lou Lévy : Oui, nos doutes se sont révélés massifs après un rapport du président du CNC, Dominique Boutonnat, en 2018, rapport qui avait, disons-le, ému en mal l’ensemble de la profession, où les mots “films” et “œuvres” apparaissent à peine, remplacés par des termes comme “actifs” ou “contenus”. Ce rapport en appelait à la concentration du secteur, comme dans l’édition ou la musique, alors que le cinéma est un tissu industriel composé d’une kyrielle de toutes petites entreprises. Ce sont plein de petites structures indépendantes. On est dans un secteur où on voit désormais de grands groupes se multiplier pour être concurrentiel et compétitif sur le marché international, ce qui en soi est une injonction bizarre, parce que la France avait jusqu’à peu, et à contrario, imposé un modèle unique au monde et complètement différent, en créant un genre de bain où puisse se développer un écosystème délicat, protégé par des barrières protectionnistes, pour éviter que les “produits culturels” se retrouvent comme de la marchandise sur le marché international, menacés d’extinction rapide face aux godzillas américains qui s’y baladent. C’est le fameux principe de l’exception culturelle. Ce protectionnisme aurait tout à fait pu être remis en place quand les salles ont rouvert après le Covid par exemple, mais les négociations pour un calendrier concerté des sorties ont lamentablement échouées, notamment sous la pression de la Fédération Nationale des Éditeurs Français – qui représente 80% du marché de la distribution et qui a appliqué la politique de la chaise vide pendant des semaines. Il faut vraiment qu’on se retrouve tous autour de la table, il faut qu’on réapprenne à se parler, à se connaitre. C’est urgent. Il faut dépasser nos lignes de fracture, ensemble, pour trouver les voies de l’apaisement. Parce qu’on retrouve la plupart des grands groupes de la FNEF dans la Fédération nationale des cinémas français (côté exploitants) qui au congrès des exploitants à Deauville la semaine dernière, disait que le problème du cinéma en France, c’est les films français, qui fait la couverture du Film Français en suggérant une reconquête – et par la braguette ! –, et qui veut vendre des places de cinéma à 20 euros et ne projeter en salles que des films “ambitieux” c’est-à-dire bien financés, spectaculaires, divertissants, alors qu’à ma connaissance, la culture sert quand même aussi à accéder à la connaissance. Accéder à la connaissance, ça sert à s’émanciper, ça sert à sa liberté personnelle. C’est cool le divertissement, mais si on ne fait plus que ça, ça n’a pas trop de sens non plus. En tout cas, c’est mieux si les deux marchent ensemble. Les salles de cinéma en France, rare pays laïque, c’est un peu le terrain de reconversion des églises. Où se retrouvent les individus pour vivre une expérience du sacré ? Pour avoir une expérience de la foi, une expérience collective de la croyance en quelque chose de plus grand qu’eux ? Dans les salles de cinéma ! On n’est pas juste là pour faire du divertissement, on est là pour accéder au monde dans une salle de cinéma, pour accéder aux autres, aux humains, aux non-humains, au monde des morts aussi.
Et il y a encore tant de récits à raconter et à projeter en salles…
Judith Lou Lévy : Oui, la France a encore beaucoup de choses à montrer d’elle-même, et les citoyens, les Françaises et les Français, ont besoin de voir des choses de leur histoire qu’ils n’ont pas encore vues. Ça doit passer par le cinéma. Si ça ne passe pas par le cinéma, ce sera plus difficile, car les relations de dépendance au diffuseur souvent unique dans le cadre audiovisuel ne laissent pas la même marge de manœuvre. Il faut faire en sorte que les enfants et les adolescents continuent d’accéder à une idée du monde dans lequel ils vivent, une vision plus juste de ce monde, et il existe des œuvres pour ça, elles doivent continuer à naitre, dans un système qui doit assurer la pérennité de la liberté de création. Il faut s’assurer donc que les salles de cinéma résistent, pour qu’il y ait des programmes qui invitent les jeunes spectateurs à découvrir ces oeuvres du passé et les oeuvres du futur, des programmes éditorialisés, et le lieu de l’éditorialisation, c’est encore la salle de cinéma ! Sans salle de cinéma, il n’y a plus d’éditorialisation, il n’y a plus de programmateurs, il n’y a plus d’accès à l’histoire du cinéma, et quand il n’y a plus d’accès à l’histoire du cinéma, ça devient beaucoup plus difficile de devenir artistes et de penser avec les œuvres. On apprend le cinéma en regardant des films. Si on ne peut plus voir les films en salles, guidés par des critiques et programmateurs, mais seul chez soi, au hasard, devant son écran d’ordinateur, sans que personne ne vous ait amené à des œuvres, sans transmission, ça va devenir de l’arbitraire, une bataille de solitudes et probablement un essoufflement. Est-ce que c’est une société dans laquelle on a envie de vivre ? Moi, non.
Propos recueillis par Ava Cahen.