Reine des comédies qui débordent (La Bataille de Solférino, Victoria), Justine Triet revient sur les écrans avec Sibyl, fresque freudienne qui met de nouveau en scène Virginie Efira, plus “Gena Rowlandsienne” que jamais, les lunettes carrés de Woody Allen sur le nez en plus. L’Eros et le Chaos sont au rendez-vous de ce film ambitieux qui dessine, par effet de projection et de miroir, le portrait rugueux d’une femme qui perd pieds et qui se cherche dans le regard des autres jusqu’à s’y noyer. Romancière reconvertie en psy, Sibyl (Virginie Efira) veut soudain fermer son cabinet pour reprendre la plume, mais une jeune femme, Margot (Adèle Exarchopoulos), l’appelle un soir et la supplie de la prendre en consultation. Comment résister à Margot, jeune actrice au visage mangé par les larmes qui réclame qu’on l’aide à faire un choix ? Sexe, transfert et vidéo. Entretien avec Justine Triet, co-scénariste et réalisatrice de Sibyl.
Comment a germé l’idée du film ?
Justine Triet : Ça s’est passé en deux temps. Je suis partie de l’idée d’approfondir le personnage de Victoria, puis j’ai bifurqué assez vite et proposé à Arthur Harari (réalisateur et scénariste de Diamant Noir, NDLR) d’écrire avec moi. C’est la première fois qu’on travaille ensemble. On a fait des séances de discussion qui ont duré des heures, on a vite évoqué le duo de femmes, un portrait en miroir… J’ai d’abord pensé raconter l’histoire d’une femme qui serait dans une vie plutôt confortable, dont on ne soupçonnerait aucunes fêlures, de part sa profession qui évoquerait la stabilité et qui viendrait en aide à des gens tourmentés. L’idée étant de montrer comment Sibyl se retrouverait dans un vertige tel, que toute sa vie implose. Puis s’est posée la question de la profession parce que c’est une donnée importante, qui détermine toujours pour moi le romanesque du film, et qui amène un décor plus ou moins intéressant. Dans Victoria, l’héroïne était avocate, ici, Sibyl est psy, mais une psy qui veut arrêter, aller ailleurs, écrire. Choisir la profession de mon personnage en amont me permet de tout de suite mieux envisager le cadre dans lequel le faire évoluer, ce que ça amène comme paysage et possibilités. Ensuite, et de manière plus progressive, est venue l’influence d’Une autre femme de Woody Allen. Je ne peux pas m’en cacher, j’assume absolument la référence ! C’est très étrange parce que c’est n’est pas le Woody que je préfère. J’adore ce film, mais à chaque fois que je le vois, je lui trouve quelque chose de bizarre, surtout dans sa colorimétrie, très terne, très dure. Ce qui me fascine dans Une autre femme, c’est avant tout la structure du scénario. J’avais aussi en tête The Player d’Altman, où on ne sait jamais si l’atmosphère d’inquiétude est réelle ou entièrement dans la tête du personnage. Avec ce personnage principal qui fait des choses très noires, très immorales… Bref, tout ça s’est dessiné petit à petit, et on a rassemblé toutes les pièces du puzzle.
Le jeu sur les temporalités (passé-présent), et la déconstruction (chrono)logique qu’il entraîne, était déjà présent à l’écriture du scénario ?
Justine Triet : Oui. Le film est construit de manière impure si je puis dire. La première partie est mentale, urbaine, intimiste, et des flash-back la traversent. La seconde se passe sur un tournage à Stromboli, le décor est autre, l’énergie est différente, il y a plus de personnages à l’écran. L’idée de déstructuration était centrale. Ce qui a été le plus compliqué, en réalité, c’était le montage. Il a fallu doser, trouver le bon rythme dès le départ. C’est la première partie du film qui a été la plus complexe à travailler parce qu’on avait beaucoup de rushs, des séquences parfois trop longues ou qui alourdissaient simplement le récit. On a dû couper, supprimer certaines scènes, faire le tri. C’était un gros bordel à écrire et monter, je crois que la complexité de la construction était forcée car ce que traverse le personnage a une dimension chaotique, elle se cogne aux divers morceaux de sa propre vie, réelles et mentale. Globalement, le montage pour moi est un endroit de souffrance, l’écriture et le tournage sont les moments où je prends le plus de plaisir.
Justement, quel a été l’esprit du tournage et quelles ont été les principales difficultés ?
Justine Triet : C’est à Stromboli que le tournage a été le plus compliqué… Par exemple, on n’avait que deux jours pour tourner la scène du voilier. Techniquement et physiquement, c’était du délire ! La plupart des membres de l’équipe avait le mal de mer et j’avais des tonnes de plans à faire dans une économie et un laps de temps extrêmement resserrés ! On était au large, il y avait beaucoup de vent et de vagues, le pilote du bateau devenait hystérique, mais je voulais absolument filmer l’agitation des flots ! Hormis cette expérience maritime chaotique (rires), le tournage a été très joyeux. Sérieux, mais joyeux.
Pourquoi Stromboli précisément ?
Justine Triet : Il y a plusieurs raisons plus ou moins logiques. Le tournage du film dans le film est totalement chaotique, le décor est complètement disproportionné par rapport à cette bluette que veut mettre en scène la réalisatrice jouée par Sandra Huller. Ça m’amusait de faire exploser mon film, et le film dans le film, à côté d’un volcan, tout bêtement ! Mais blague à part, tourner à Stromboli a été une décision de production très compliquée parce que nous n’avions pas suffisamment d’argent. On a failli déplacer le tournage en Corse, mais je trouvais ça vraiment dommage parce que Stromboli, métaphoriquement parlant, était pour moi le lieu idéal. J’ai vraiment le sentiment que, dans toute la première partie du film, Sibyl évolue dans un univers très mental. On ne la voit même pas se balader dans Paris, tout n’est quasiment que tourné en intérieur. Lorsqu’elle débarque sur le tournage à Stromboli à la demande et à la rescousse de Margot, on bascule dans un univers radicalement différent. Tout est ouvert, le champ autour d’elle est large, il existe. Au moment où Sibyl arrive sur l’île, il y a quelque chose de presque mystique qui se passe. Stromboli, tout en étant un lieu hyper concret, est un absolu décor de fiction. Et ce que j’essaie de raconter dans le film, c’est que, finalement, la réalité de Sibyl n’est que fiction, elle a tellement envie de fiction que sa vie entière en est contaminée, ce qui va lui faire dire cette phrase d’ailleurs : “Je ne vis plus dans aucune réalité”. Ce personnage, je l’ai écrit pour Virginie, j’avais envie de la pousser dans un endroit plus sombre, plus âpre après Victoria. Elle a été de nouveau passionnante à filmer. Je trouve qu’elle s’affirme de plus en plus, que son jeu devient plus technique, encore plus sûr. Mais j’avais surtout une obsession, étant donné que Virginie tourne beaucoup, c’est qu’elle soit vraiment différente des autres femmes qu’elle a incarnées ces derniers temps à l’écran.
C’est en effet une autre Virginie Efira qu’on découvre, plus grave, absorbée par le monde intérieur de son personnage…
Justine Triet : J’espère ! J’ai la sensation qu’avec les comédiennes que j’aime, j’ai besoin de faire au moins deux films. Comme avec Lætitia Dosch ! On a fait Vilaine Fille, Mauvais Garçon et La Bataille de Solférino ensemble. Je trouve que la deuxième fois, on se permet d’aller plus loin car la glace a été brisée. Je l’ai absolument constaté avec Virginie sur le tournage de Sibyl. C’était différent de Victoria, j’étais parfois plus dure avec elle, elle aussi d’ailleurs. On se connaissait mieux donc je prenais moins de pincettes. On était l’une et l’autre plus à l’aise pour se dire les choses. Et puis j’ai senti que là où elle m’aurait dit, c’est bon, tu l’as eu stop ! là, elle me laissait faire 25 prises, dans un état parfois très limite.
Face à Virginie Efira, Adèle Exarchopoulos. Elle incarne Margot, jeune actrice enceinte de quelques semaines qui ne sait pas si elle doit garder l’enfant qu’elle porte ou avorter et qui fascine Sibyl. Le choix d’Adèle Exarchopoulos était évident ?
Justine Triet : Non parce que j’avais au départ imaginé Margot plus âgée, une femme de 35-40 ans pour qui l’avortement était un processus un peu plus compliqué, moins facile que quand on a 20 ans. J’ai proposé le rôle à une actrice très connue qui l’a refusé, je me suis donc retrouvée face au vide et aux doutes ! Je n’avais pas pensé immédiatement à Adèle parce qu’elle était, dans mon esprit, trop jeune. On a organisé un casting, et quand je l’ai vu à ce moment là, je l’ai trouvée dingue. J’avais ma Margot, une Margot différente de celle de départ, mais c’était évident.
Comment l’avez-vous dirigée ?
Justine Triet : Adèle a une énergie brute. Elle a une capacité d’incarnation délirante, beaucoup de grâce et une photogénie démentielle. Elle peut tout faire, elle a vraiment des matériaux extraordinaires en elle, plus que la moyenne je trouve. Elle est très impressionnante, vraiment. Le seul travail qu’il y a eu avec Adèle, ça a été un travail de posture, de tenue, d’attitude. Le personnage est loin de celui qu’elle incarnait dans La Vie d’Adèle. Pour ce rôle, Margot vient de province, pas de banlieue, elle n’a pas un look d’ado mais est plus apprêtée, elle est plus femme, et d’une certaine manière elle doit dissimuler l’endroit d’où elle vient, par rejet de ses origines. Or Adèle est une actrice qui se donne entièrement telle qu’elle est, donc c’est dans cette direction qu’on a travaillé ensemble.
On retrouve également à l’écran Laure Calamy, qui a joué dans votre précédent long métrage, et Sandra Huller, actrice allemande révélée au monde entier par son rôle dans Toni Erdmann.
Justine Triet : Oui, tout à fait. Laure est une actrice dont on connaît le génie comique, mais c’est aussi une tragédienne remarquable, et je voulais aussi qu’on en prenne la mesure dans le film. Il y a des séquences très drôles avec son personnage, et d’autres qui sont plus chargées émotionnellement. Laure joue Édith, contre-point absolu du personnage de Sibyl. Édith et Sibyl sont sœurs mais ne s’expriment pas du tout de la même manière, elles ne se ressemblent pas physiquement, elles ne se comportent pas de la même façon. Édith ramène quelque chose de brut et de sale du passé de Sibyl dans sa vie présente, quelque chose que celle-ci s’obstine à cacher sous le tapis. Pour Sandra Huller, j’ai écrit le personnage en pensant à elle. On s’était rencontrée il y a quelques années à la Berlinale, elle m’avait remis un prix. C’était il y a plus de 10 ans ! J’adore cette femme, et évidemment, je l’ai trouvée spectaculaire dans Toni Erdmann. Elle a apporté quelque chose en plus à son personnage, une dimension humaine, émouvante et tragique qui allait au delà de la partition comique que j’avais écrite. C’est une actrice hallucinante, qui décuple systématiquement la profondeur des scènes et du personnage.
Il y a dans l’environnement de Sibyl trois hommes essentiels : Gabriel, le fantôme du passé, l’amour jamais oublié, Étienne, l’homme du présent, père au foyer, et Igor, l’amant de Margot qui lui rappelle Gabriel. Qu’est-ce qui a déterminé vos choix d’acteurs pour ces trois personnages ?
Justine Triet : Gaspard Ulliel, qui joue Igor, est arrivé un peu tardivement sur le casting, j’étais très heureuse qu’il rejoigne la partie. Il y a dans son jeu un classicisme, qui permet toutes les ambiguïtés, je trouvais excitant de jouer avec l’harmonie apparente qu’il dégage comme si son personnage portait un masque en permanence. Pour Niels Schneider, le choix était doublement motivé : à la fois parce que c’est un comédien avec lequel j’avais envie de travailler, et aussi parce qu’il fallait ici que les deux personnages, celui de Sibyl et Gabriel, soient extrêmement complices, ce que sont Niels et Virginie. C’est pour le rôle d’Étienne que ça a été un peu plus délicat. Le personnage apparaît peu dans le film, mais je voulais qu’il soit tout de même incarné. C’est difficile de demander à un acteur de se mobiliser pour un rôle secondaire comme celui-ci, je peux tout à fait le comprendre. Mais Paul Hamy n’est pas du tout dans cet état d’esprit-là, c’est un électron libre, et c’est ça qui m’a plu chez lui aux auditions. Il a une manière de jouer vraiment très particulière. Sur un plateau, il est très désarçonnant, il s’éloigne beaucoup du texte mais finalement pour mieux se l’approprier, il a une approche singulière des choses et des situations. Pour moi, il y avait un risque avec ce personnage, le risque d’en faire un type normé et mou, un homme au foyer un peu fade et pénible, ou juste « rigolo ». Il y avait très peu d’acteurs qui me donnaient envie pour ce rôle-là, et Paul s’en est emparé d’une manière totalement singulière.
Le sexe a une place importante dans le film, aussi parce qu’il est indissociable, dans les souvenirs de Sibyl, de Gabriel. La manière dont vous filmer les ébats est assez frontale, la caméra est souvent fixe, il y a très peu de découpage. Comment fait-on pour trouver le juste point de vue ? Pour ne pas que ce soit trop prude ou vulgaire ?
Justine Triet : Toutes ces questions on se les pose quand on filme une scène de sexe, et j’avais trois-quatre scènes en tête pour ce film. Alors, évidemment, je ne me mets pas au niveau des cinéastes que je vais citer, mais je suis obsédée par le début de scène entre Scarlett Johansson et Jonathan Rhys-Meyers sous la pluie dans Match Point et celle de History of Violence, dans les escaliers. Ce qui me plaît dans ces scènes-là, c’est que le découpage est pensé. Les metteurs en scène ne se sont pas dit “tiens, on va faire tourner la caméra et on va voir et improviser”. Non, on sent bien qu’il y a un œil qui regarde une ou deux choses en particulier. Isoler un pied, un sourire, la chute d’un verre. Comment vais-je montrer ça ? Quel angle ? qu’est ce que je veux voir ? ce sont finalement des questions très techniques. Je crois qu’il a fallu plusieurs jours pour tourner la scène de History of Violence. Ça oblige à se poser de mise en scène, de point de vue, comme dans une scène d’action en réalité. Puis, des scènes de sexe pour des scènes de sexe, ça n’a pas de valeur. Il faut qu’elles aient du sens. Mieux vaut penser les choix avant de tourner.
Propos recueillis par Ava Cahen.
Sibyl – En salles le 24 mai 2019. FRANCE.
Photo en Une : Copyright Yann Rabanier