Du 7 au 17 février, la planète cinéma se retrouve à Berlin. De la compétition officielle à la section Panorama, qui fête cette année ses 40 ans, en passant par les découvertes de Forum ou Génération, FrenchMania se penche sur les films français et francophones sélectionnés au festival de Berlin. Aujourd’hui, l’épisode 1 avec Ne croyez surtout pas que je hurle, Grâce à Dieu et Nos défaites.
“Est-ce ainsi que les hommes vivent ?”
Cette phrase d’Aragon, citée dans le texte en off du très beau journal intime de Frank Beauvais, Ne croyez surtout pas que je hurle (Forum) donne le ton de cette Berlinale côté français. Franck Beauvais donc, par le biais d’un film-montage, mais également François Ozon via son récit inspiré de faits réels Grâce à Dieu (Compétition) et Jean-Gabriel Périot, enfin, avec les lycéennes et lycéens qu’il a fait travailler pour Nos défaites (Forum) posent chacun à leur façon cette question existentielle mais rhétorique. La nécessité de (re)prendre sa vie en mains, de ne pas laisser les autres décider pour soi, d’être maître de son corps, de sa pensée et de son destin sont les thèmes qui traversent ces trois œuvres.
Ne croyez surtout pas que je hurle est un film saisissant, notre premier coup de foudre berlinois. Un journal intime construit par le montage d’extraits de films, très courts (quelques secondes, on imagine qu’il s’agit de respecter les règles du copyright ou du droit de citation) et percutants.
Il y a d’abord la voix du réalisateur-narrateur qui dit beaucoup, se raconte. Et puis les images qui s succèdent au fil du récit. Elles semblent presque avoir leur vie autonome, elles ne collent que très rarement aux mots, faisant office de recul critique ironique quand nécessaire, de soulignement délicat parfois. Les mots et les images entretiennent une correspondance poétique, un vague cousinage qui, malgré l’enchaînement quasi frénétique des séquences, laisse de l’espace à chacun pour se faire sa propre idée de la réalité évoquée. Ce récit de l’intime est simple et bouleversant. Le très beau texte en voix off dit, avec intelligence et sans fausse pudeur, les mois difficiles traversés à binge-watcher des films de tous ordres, du matin au soir (400 pour être précis, ceux-là même dont sont extraits les images qui ont servi au film, la boucle est bouclée) et surtout le pourquoi et le comment. Comment on se retrouve dans un bled paumé bien que familier (et familial, sa mère y vit) après un exil alsacien choisi à deux et mal vécu après la rupture, quand on se retrouve seul. Pourquoi on est malheureux, seul et accro aux films, pourquoi la dépression, les médocs et l’alcool, comment on (ne) vit (pas) sa vie d’homo dans un village isolé, passablement réac, et, qui plus est, sans le permis de conduire.
Sans la filmer mais en la documentant ainsi à coup d’images-pastilles, Frank Beauvais nous invite dans sa vie, nous laisse nous immiscer dans sa pensée analytique capable de se focaliser alternativement sur son état comme sur celui de la France et du monde. On pense à la puissance du Et Maintenant ? de Joaquim Pinto, c’est dire. On sourit beaucoup, on rit parfois, on est ému tout le temps. On sort anéanti. Anéanti mais joyeux parce que l’avenir s’éclaire, que demain n’a pas dit son dernier mot et qu’on a l’impression de s’être tout dit comme lors d’une première nuit bavarde avec un amant qui redonne de l’espoir quelque soit la suite de l’histoire. “Et leurs baisers au loin les suivent …” poursuivait Aragon.
Sur le papier, Grâce à Dieu faisait très peur. Notamment après la grosse déception que fut L’Amant double, le précédent opus du prolifique François Ozon, un film mal foutu, superficiel et pour tout dire un peu prétentieux. Ici, le classicisme de la mise en scène tout en maîtrise d’Ozon est entièrement au service du propos, des personnages et de leurs histoires. De leur histoire commune qui se construit autour du souvenir traumatique lié à une figure de l’enfance : le père Preynat, pédophile lyonnais assumé qui a abusé d’eux ainsi que d’autres petits scouts à sa merci, pendant des années.
Découpé en trois parties consacrées à ces hommes victimes qui se révoltent un à un, le film évite de se laisser dominer par son sujet “sociétal” en se focalisant sur l’humain et se détourne des artifices scénaristiques à la Spotlight pour se concentrer sur les victimes et leur chemin commun. Alexandre Guérin (Melvil Poupaud) d’abord, catholique fervent, premier lanceur d’alerte, puis François Debord (Denis Ménochet), plus frontal et anticlérical et, enfin, Emmanuel Thomassin (Swann Arlaud), enfant précoce et inadapté, loseur lumineux qui n’a jamais quitté l’enfance. Plus qu’un passage de relai, c’est le cheminement d’une agrégation communautaire qu’Ozon nous montre à l’œuvre. Ces hommes, tous différents, leurs familles, vont se retrouver au fil des témoignages, des échanges, de la médiatisation et des projets judiciaires et créer une véritable communauté d’intérêt et d’humanité. Les conflits engendrés par l’inhumation de ces souvenirs douloureux et leurs répercussions abruptes dans leurs vies de couple ou leurs relations familiales sont au cœur du film, tout comme un questionnement assez subtil sur le rapport des personnages centraux à leur masculinité mise à rude épreuve, au droit qu’ils s’arrogent ou non de pleurer. Et, étonnamment, nait une forme humour assez salutaire qui tantôt fonctionne sur une réaction de sidération (devant les réactions des hommes d’église) ou, à d’autres moments, sur la complicité qui s’établit peu à peu entre les victimes. On peut regretter la stylisation excessive et maladroite de la figure du prêtre agresseur dans les flashbacks (heureusement pudiques) sans pour autant remettre en cause leur raison d’être : la contextualisation est nécessaire pour bien se rendre compte de l’âge des enfants abusés, pour regarder la vérité en face.
Poupaud, Ménochet et Arlaud sont tous les trois, chacun dans son registre, absolument parfaits et les seconds rôles sont au diapason : Eric Caravaca, victime lui aussi, Hélène Vincent et Josiane Balasko, idéales en mères d’hommes abusés et, Julie Duclos, notamment, impressionnante en épouse-modèle du premier lanceur d’alerte. Côté clergé, Bernard Verley est stupéfiant dans le rôle très casse-gueule du père Preynat et François Marthouret campe un Monseigneur Barbarin dont la morgue n’a rien à envier à son modèle. Gros succès (amplement mérité) en perspective.
Après une incursion plutôt réussie dans la fiction (Lumières d’été, sorti en août 2017), le réalisateur Jean-Gabriel Périot (Une Jeunesse allemande, César du documentaire 2016) présente son nouveau documentaire au procédé original, Nos défaites.
C’est dans le cadre d’un travail avec une petite dizaine de lycéennes et lycéens d’Ivry-sur-Seine en mai et juin derniers que ce documentaire a pris forme. Autour d’un atelier cinéma consistant à retourner à l’identique des extraits de films et de reportages de la fin des années 60 et des années 70, le cinéaste a poussé l’exercice un peu plus loin. Jean-Gabriel Périot a profité de cette opportunité d’analyse, de reproduction et de commentaires de ces scènes documentaires ou fictionnelles (des extraits de films de Tanner, Godard, Marker ou Karmitz) pour questionner les élèves sur leur vision de ces scènes, et par extension de la politique, des syndicats, du monde du travail, de la démocratie et de la révolution. Entre maladresses et fulgurances, pleine de doutes et sans préconçus, libérée et délivrée du rapport professoral, la parole de ces jeunes est salutaire.
On prend un plaisir fou à les écouter exprimer leurs visions du monde sous le flot de questions posées par le réalisateur sur le ton souriant de celui qui oriente la conversation tout en laissant une vraie liberté. L’épilogue, ajouté en décembre, et consacré aux images choquantes des étudiants alignés à genoux à Mantes-la-Jolie, est salutaire dans ce qu’il dit de la capacité d’indignation de cette génération. Voilà une classe qui pense, qui réfléchit et un documentaire malin, signifiant et ludique qui tire sa grande force de la simplicité de son procédé. Réjouissant.
Ne croyez surtout pas que je hurle – En salles à l’automne 2019
Grâce à Dieu – En salles le 20 février
Nos Défaites – En salles en octobre 2019