Les vies antérieures d’une actrice
Fresque, odyssée, épopée, voyage… Comment définir le dixième long métrage de Bertrand Bonello ? Habitué à explorer genres et époques (L’Apollonide : Souvenirs de la maison close, Saint-Laurent, Zombi Child.), il adapte ici librement la nouvelle d’Henry James, La Bête dans la jungle, portée au cinéma l’an dernier par Patrick Chiha, dans une boîte de nuit, avec Anaïs Demoustier et Tom Mercier. Bonello ne garde du titre que La Bête, qu’il adapte au féminin. La bête est une actrice : Léa Seydoux, sujet habitant chaque centimètre des images. Le prologue nous la présente sur un fond vert, où elle suit les indications de jeu données par le cinéaste, avant qu’il ne la plonge dans les différentes vies de son personnage, nous faisant voyager à travers le temps (trois époques) et les genres (mélo, slasher et science-fiction). Dans un présent (trop) proche de nous (2044), dominé par l’intelligence artificielle, Gabrielle doit choisir entre le travail ou les affects. Ses entretiens d’embauche lui montre qu’une partie d’elle résiste et qu’elle va devoir s’en débarrasser pour continuer à s’intégrer dans cette société en voie de déshumanisation dont la vocation principale est d’éviter les catastrophes humaines et écologiques. La jeune femme va se retrouver plongée dans un bain de magma noir (très cronenbergien) pour purifier son ADN, explorant les traumatismes de ses vies antérieures. À travers le visage atemporel de l’actrice, Gabrielle se retrouve dans le Paris en costumes de 1910, épouse du directeur d’une usine de poupées, pianiste s’ennuyant des mondanités alors que la ville est menacée par une crue historique de la Seine. C’est dans ce segment très mélo (proche du texte de la nouvelle de James) qu’elle rencontre pour la première fois Louis (George MacKay, dans un rôle à l’origine pensé pour le regretté Gaspard Ulliel). Un dandy dont elle s’éprend rapidement. L’angoisse qui agite le corps de la comédienne, après cette rencontre, dessine les sujets éternels et répétitifs du voyage de La Bête : un romantisme extrême contrarié, et la peur nichée au creux du ventre. Ces maux des siècles qui certes rendent vivants, finissent par traverser le temps et les formats, du 35mm au numérique, pour se retrouver en 2014. La nouvelle Gabrielle apparait en apprentie mannequin/actrice, home-sitter d’une immense villa à Hollywood. La solitude incarnée dans la mélancolie du siècle dernier se voit entièrement désincarnée dans ce passé, lui aussi trop proche, et par cette maison vide où les écrans sont la seule source de présence. Son histoire des sentiments, Bonello la fait dialoguer avec virtuosité entre ces trois univers où, comme dans le film de Chiha, la boîte de nuit apparait en 2044, comme seul refuge pour les humains en manque de contact et de chaleur physiques. La Bête joue des dimensions et des impressions, et progressivement révèle sa vraie nature : celle d’un film méta sur Léa Seydoux, actrice qui fait revivre les plus beaux fantômes du cinéma, actrice traversée par le cinéma.
Réalisé et écrit par Bertrand Bonello. Avec Léa Seydoux, George MacKay… Durée : 2h26 – Ad Vitam – En salles le 7 février 2024.