Un spectateur très engagé
On ne lit pas assez les livres de cinéma. C’est bien dommage car certains abritent les mêmes fulgurances que les 24 images/seconde dont ils sont les alliés. Le Spectateur zéro est de ceux-là…De fait, cet entretien au long cours entre Yann Dedet, l’un des plus grands monteurs du cinéma français, et l’écrivain, documentariste et enseignant Julien Suaudeau, est passionnant de bout en bout. D’abord parce qu’il s’apparente à un roman d’apprentissage jalonné de rencontres formidables (la Nouvelle Vague et après…). Ensuite parce qu’il nous plonge au cœur de la création artistique, avec ses élans, ses doutes, ses regrets. Et enfin parce que son récit, construit sous forme de « questions/réponses », privilégie le flux, le mouvement, la transmission. Raccord en tout point avec sa belle matière.
Chapitré de façon chronologique et jalonné de quelques photos souvenirs en noir et blanc, Le Spectateur zéro revient donc avec moult détails, beaucoup de profondeur et pas mal de jubilation, sur les 50 ans de carrière de Yann Dedet, de son premier stage au laboratoire LTC, au début des années 60, aux consultations que cet alerte septuagénaire propose désormais à quelques jeunes cinéastes choisis. Entre ces deux points cardinaux, en guise d’étapes décisives : ses collaborations avec François Truffaut (sur cinq films dont La Nuit américaine), Jean-François Stévenin (Passe-montagne, Doubles messieurs), Maurice Pialat (six films dont Sous le soleil de Satan), Philippe Garrel (quatre films dont La Frontière de l’aube) et Cédric Kahn (six films dont Roberto Succo). Autant d’ours plus ou moins mal léchés que Dedet, lui-même assez rugueux, raconte avec un rare franc-parler et c’est tant mieux ! A noter, parce qu’il ne s’en cache pas, que sa relation avec les femmes cinéastes (Catherine Breillat, Nicole Garcia ou Yolande Zauberman) a été encore plus conflictuelle…
Où l’on entend que le monteur d’un film est à la fois le « spectateur zéro » et la « dernière roue du carrosse ». Où l’on découvre qu’il doit être un fin critique, un habile technicien, un coureur de fond et un vrai philosophe. Un philosophe assez platonicien en l’occurrence puisque, pour Dedet, son travail consiste « surtout à retrouver l’image rêvée du film », telle une réminiscence. Où l’on retient que le rythme d’un long métrage, notion capitale, passe aussi bien par ses ellipses, ses condensations, ses ruptures, que par ses pauses, ses silences, sa musicalité. Où l’on saisit, enfin, que la magie de ce livre vient aussi de la qualité de son écriture. Aussi enlevée que pédagogique.
Le Spectateur zéro, conversation sur le montage, de Yann Dedet et Julien Suaudeau. P.O.L. Editeur, 22 €