Filmé caméra à l’épaule, L’Énergie positive des dieux, premier documentaire « de création » de Laetitia Møller, suit l’OVNI musical, Astéréotypie entre salles de répétition et concerts. Aussi brutes et punk que leur musique, les images directes capturent ces jeunes chanteurs issus d’un IME (Institut Médico-Educatif) et le collectif qu’ils forment. La réalisatrice raconte à FrenchMania cette rencontre hors normes à l’origine du film.
Avec L’Énergie positive des dieux, c’est la première fois que vous réalisez un documentaire en format long métrage pour le cinéma ?
Laetitia Møller : J’avais déjà fait des réalisations de commandes pour la télévision à la frontière entre le journalisme et le documentaire : un web-documentaire pour France Télé qui s’appelait Viol, les voix du silence, un format hybride et interactif, et un 52 mn dans une série documentaire sur les mythes contemporains. Mais ma première réalisation d’auteur était un très court métrage documentaire de 3mn15 dans le cadre d’un concours où il avait été primé.
Vous aviez en vous l’envie de réaliser un documentaire long ou c’est la rencontre avec le groupe Astéréotypie qui a été le déclencheur ?
Laetitia Møller : Un peu des deux… Je pense que j’étais à un moment où j’avais envie de faire un documentaire de création. J’avais les antennes ouvertes et j’avais investigué différentes choses qui n’avaient pas vraiment abouti. Quand on fait un documentaire comme ça au début, on est seul à y croire. Après, il y a des gens qui rentrent dans la chaîne, mais pas au début. Il y a quelque chose de soi et d’un élan. Dans ce film, il y a la rencontre avec leur élan à eux. Ils se propulsaient quelque part sans savoir exactement où ils allaient. Il y avait une démarche artistique et créative. Ils étaient en train d’expérimenter et moi aussi. On était tous en train de faire un truc sans trop savoir. J’ai tourné autour et j’ai appris à les connaître. Ça fait partie du temps long du documentaire. Eux aussi, ils étaient structurés en groupe, mais ce n’était pas exactement ce qu’ils sont maintenant avec leur troisième album.
D’ailleurs, on peut dire que c’est un film sur la création ?
Laetitia Møller : Oui bien sûr. Il y a des intentions écrites et d’autres qui viennent au fur et à mesure. Un des partis pris immédiat a été de ne filmer que les espaces qui étaient liés à la création : les salles, les scènes, etc. J’allais dans ce que j’appelais « l’atelier », cette salle au sein de l’IME qui deux heures par semaine se transforme en petite cellule créative dédiée à Astéréotypie. Je traversais l’IME où Christophe est éducateur et je voyais les jeunes. La décision était de ne pas du tout franchir cette porte et dire que tout ce qui est du médico-social et de leur vie familiale restera en hors-champ. En revanche, je n’irai jamais, car je savais qu’il y avait une question dans le film qui était celle de déplacer le regard, de faire un trajet pour regarder d’un autre point de vue et que si j’allais dans l’institution, tout de suite, on allait reprendre nos lunettes sur le soin, l’éducation, l’autisme, etc. Dans cet espace-là et dans le processus créatif se jouait autre chose qui permettait de regarder différemment.
Comment s’est faite la rencontre avec le collectif, Astéréotypie ?
Laetitia Møller : Je les ai rencontrés sur scène au festival Sonic Protest. Un festival de musique un peu à la marge qui a lieu tous les ans à Paris. Il s’intéresse aux pratiques brutes de la musique. Astéréotypie faisait partie de cette nébuleuse avec une approche de vouloir faire cette création artistique et de jeter des ponts avec le surréalisme, la musique brutiste, la noise, etc. Ce sont des gens qui se connaissent et qui se distinguent de la musicothérapie. Ils ne critiquent pas, mais ce n’est pas l’objet de ce qu’ils font. Ils étaient programmés dans ce cadre-là avec d’autres groupes.
Ils étaient au tout début du collectif à ce moment-là ?
Laetitia Møller : Ils existent depuis 2010. Je les ai rencontrés en 2015, mais c’était le début de cette structuration avec notamment les deux membres des Moriarty qui venaient de rejoindre le collectif. C’était un concert au 104 qui a lancé quelque chose. C’était important pour moi de les voir en ce cadre. Ils ont toujours dit : la base du projet part d’un IME, mais on ne veut pas se produire sur des scènes liées au handicap. Ce qui n’avait rien d’évident car on les remettait régulièrement dans cette case-là. Je les avais suivis pour Les Eurockéennes. Ils étaient programmés sur la scène « handicap ». Ils avaient un peu hésité à y aller, mais il y avait des tourneurs… Ça raconte beaucoup de choses. Et eux, avaient déjà l’habitude de jouer sur des vraies scènes. Le concert où je les ai rencontré a conditionné mon regard et la façon dont j’avais envie de les regarder. Ça a dialogué avec mon intimité profonde. Ce que ces jeunes balançaient sans aucun filtre avec l’énergie brute de leur colère, j’ai trouvé ça touchant, mais pas seulement pour eux. Ça venait raconter quelque chose de tous les spectateurs dans la salle. C’est venu mettre des mots sur un indicible. Quand ils parlent de leurs angoisses, c’est très universel. Je ne connais rien à l’autisme, je n’avais pas prévu de faire un film sur le sujet. Et tout d’un coup, je vois des jeunes dont j’apprends par accident qu’ils sont autistes. Ce qui n’est pas quelque chose qui est mis en avant dans le groupe, même si ça fait partie de leur identité. Je ne sais rien de l’autisme, mais c’est quand même un grand mystère. C’est l’étrangeté et la difficulté de communication. Et ces jeunes sur cette scène viennent me dire des choses ultra intimes. Le film peut se justifier uniquement parce que j’avais envie de passer énormément de temps avec eux.
Comment les avez-vous convaincus d’être filmés ?
Laetitia Møller : Ils étaient dans un moment où ils ont eu quelques demandes, mais ils n’étaient pas encore trop médiatisés. Quand je suis arrivée, je n’ai pas tout de suite dit que je voulais faire un film. J’ai d’abord écrit un article pour Libération dans les pages musique. Ils l’avaient aimé et ça a scellé quelque chose. C’était très agréable, il n’y avait pas trop d’enjeux pour eux. Au bout d’un moment, j’étais là, ça ne les dérangeait pas. Ils ne savaient pas trop ce que je faisais. Ils ont dû s’interroger. Il n’y avait pas de pression.
La présence de la caméra n’apportait pas de stress ou de réactions imprévues ?
Laetitia Møller : J’avais une mini-caméra, presque un caméscope. J’étais toute seule pendant les ateliers. J’avais parfois des chefs opérateurs en répétitions ou concerts. Je sortais ma caméra et je faisais des essais. Ensuite, je revenais sans elle.
Dans la narration, le fait de partir du collectif pour se concentrer par moment sur chacun des membres, ça s’est décidé au montage ?
Laetitia Møller : Oui, mais il y avait quand même une réflexion sur chaque personnage. Ce n’était pas évident parce qu’ils étaient nombreux. Je savais que les musiciens – à part Christophe – seraient au second plan. Il y avait les chanteurs au centre puis la relation avec Christophe. Je sentais bien à l’écriture que je ne pourrai pas tous les traiter de la même façon. Chacun avait sa problématique. Et il y avait une réalité qui faisait qu’il y en avait deux qui étaient encore à l’IME et que je voyais souvent : Aurélien et Stanislas. J’avais un lien plus fort. Yohann était déjà en Belgique et revenait pour les concerts. Kevin était en train de partir du groupe, il était là moins souvent. Je me posais beaucoup de questions : comment faire pour expliquer que Kevin n’est pas là ? Et au bout d’un moment au montage, je me suis dit, que l’on n’avait pas besoin de tout comprendre… Je n’allais pas traiter les quatre chanteurs à parts égales. Et il y avait quand même cette idée du collectif, que chacun des membres avec sa personnalité et son individualité, s’assemble aux autres pour raconter une histoire collective. Un bout d’une scène avec Yohann ne raconte pas toute la complexité de Yohann, mais bien une facette d’un ensemble. Il y avait cette idée de construire un discours choral.
Il y a dans votre film l’idée de l’observation et du regard que vous posez sur eux, en s’effaçant presque…
Laetitia Møller : Il ne s’agissait pas d’explorer ma relation avec eux, même si elle était nécessaire pour pouvoir être parmi eux. Ce n’était pas ça que je voulais raconter. Je me servais de ça, pour être à la place où le spectateur allait être. Je faisais ce trajet en espérant que le spectateur ferait le même dans le film, de les connaître de mieux en mieux, de les percevoir de plus en plus finement, etc. Je ne crois pas que ce soit s’effacer, car il faut une subjectivité assez affirmée, mais ce n’est pas le sujet du film.
Vous aviez déjà filmé des séquences de concerts ?
Laetitia Møller : Non… C’était l’enfer (rires). Chaque concert était une réflexion et on ne trouvait jamais de solution. C’était très compliqué, car je ne savais pas comment j’allais utiliser les scènes de concerts. Ce n’était pas vraiment écrit. Je savais que je n’avais pas les moyens d’avoir cinq caméras. Mais je ne voulais pas avoir un effet de captation. On a fait avec ce que l’on avait, mais il y avait de bonnes situations parfois. À un concert, j’avais dit à la chef opératrice : « On va toutes les deux se mettre du même côté de la scène ». Elle ne comprenait pas trop, mais on a essayé et on a utilisé un morceau. C’était intéressant d’attraper le mouvement sans changer d’axe. J’aime bien cette scène, comme une espèce de ballet. Quand il y a deux axes, c’est plus classique. Il y a plein de contraintes dans les salles de concert. J’avais ce fantasme de plan-séquence, pour avoir les musiciens, mais il faut connaître extrêmement bien les morceaux
C’est ce qui fait le charme de ces scènes, le sentiment d’une image brute, organique et punk à l’image du groupe…
Laetitia Møller : J’ai été servie par le fait que je débute dans la réalisation, je n’avais jamais de pied, j’étais en caméra à l’épaule. J’avais envie d’être dans un cinéma direct et pas tellement de mise en scène. C’est l’effet premier film, où j’apprenais en faisant et ça va avec l’esthétique du film. Et même dans le montage, il y a quelque chose d’un peu punk. On l’a beaucoup épuré, avec Alexandre Westphal, qui a été une vraie rencontre créative. Au fur et à mesure, on a assumé un rythme avec des ruptures de plans un peu brutales et ça donne un truc pas trop léché dans les transitions. On pouvait faire durer des séquences puis sauter dans une autre. J’ai passé beaucoup de temps avec eux, mais je n’y allais pas tout le temps. J’attendais qu’un nouveau membre arrive, que le groupe se transforme, car ça commençait à se répéter. Quand Christophe m’a parlé de Claire et que je l’ai rencontrée, c’était l’ouverture parfaite, je voulais terminer le film avec elle. Je ne voulais pas entrer dans une nouvelle histoire, mais j’attendais cette arrivée.
Ce qui coïncide avec la sortie de l’album Aucun mec ne ressemble à Brad Pitt dans la Drôme cette année…
Laetitia Møller : Oui, elle est vraiment devenue un membre du groupe. Il y avait une notion d’évolution et de réflexion de cette transformation du collectif. C’était son premier concert. On avait monté d’autres séquences plus explicatives, mais c’est un choix de faire ces ellipses et de poser des questions. Le projet du film, c’est de les saisir à un moment donné. C’est ce groupe qui débarque comme un OVNI et j’avais un peu envie de retranscrire ce que j’avais vécu quand je les ai vu arrivés sur scène la première fois, « comme une boule de feu » comme dit Stan dans une des chansons.
L’Énergie positive des dieux, écrit et réalisé par Laetitia Møller – France – 1h10 – En salles le 14 septembre 2022 – La Vingt-Cinquième heure Distribution