Trois raisons de se jeter à l’eau
Parce que les frères Boukherma font la paire
Est-ce parce que le cinématographe a été inventé par Louis et Auguste Lumière ? Nombre de fratries masculines ont jalonné (et jalonnent toujours) l’histoire du 7ème art, souvent derrière la caméra. Aujourd’hui encore, les paires mâles font l’affaire, que ce soit aux Etats-Unis (les frères Coen, les frères Farrelly, les frères Safdie, entre autres), en Belgique (les frères Dardenne), en Italie (les frères Taviani) ou dans la Bande de Gaza (les frères Nasser) !
Autant dire que les frères Boukherma, cinéastes français et jumeaux facétieux, semblent s’inscrire dans une tradition, sinon une lignée. Celle-là même qui voit double pour mieux conjuguer audace et exigence in fine. Ouf ! Ce jeune tandem cinéphile n’aime rien tant que brouiller les pistes, déjouer les frontières, décloisonner les genres. On l’a vu avec Teddy, leur premier long métrage à deux en 2020 (Après une réalisation à quatre ; Willy 1er en 2016), œuvre hybride, très réussie, qui oscillait joliment entre comédie rurale, film de monstre et teen movie. On le voit à nouveau avec L’Année du requin, opus estival qui se propose de revisiter l’un des plus grands succès cinématographiques de tous les temps…
Parce que ce film de requin français est une première
L’Année du requin se veut rien de moins, en effet, qu’une version française des Dents de la mer (1975) ! Situé pour l’occasion dans le lumineux bassin d’Arcachon, il accompagne donc Maya, une gendarme maritime soudainement très active : la dame s’est donnée pour ultime mission, avant son départ à la retraite, d’harponner le vilain requin qui met en émoi toute la côte… Culottée, l’entreprise ? Oui ! Mais surtout complètement décalée.
De fait, à rebours du cinoche fondateur de papa Spielberg, nul héros savant ni suspens bluffant, ni même images réellement effrayantes, ne sévissent ici. Une fois encore, Ludovic et Zoran Boukherma font le choix des petites gens, de la lenteur, de la douceur et de la naïveté. Le charme bancal de leur film – et son originalité – viennent précisément de ce tropisme assumé, qui s’appuie sur un humour gentiment absurde et, surtout, sur des personnages aussi tendres que démunis. C’est à la fois surréel et familier, déconcertant et drôle, tel un conte malin car un peu plus sombre qu’il n’y parait, au fond…
Derrière l’aileron noir dudit requin et par-delà la bonhomie provinciale de cet été landais, se nichent bel et bien une incertitude, un stress, une paranoïa collective même, qui racontent autrement la « France d’en bas » de 2022 et son sentiment de précarité, d’insécurité, voire de panique. Certes, tous les films-catastrophe se prêtent volontiers au petit jeu de la lecture politique, mais celui-là affirme sa différence non sans aplomb, cela grâce à un personnage et une actrice hors-normes…
Parce que Marina Foïs est unique
Inversant jusqu’au bout les valeurs du film originel de Steven Spielberg, les frères Boukherma placent un personnage féminin au cœur de leur récit, une femme mûre tant qu’à faire, histoire de bien épicer leur transgression ! Maya, gendarmette têtue, est une héroïne d’autant plus inattendue, surtout dans une comédie d’horreur, qu’elle est taraudée par ses doutes, donc complexe. L’imminence de sa retraite anticipée l’inquiète, telle la chronique d’une petite mort annoncée, quand bien même son mari plan-plan lui promet de couler des jours heureux avec elle, peinards, « le cul dans le sable » au Cap-Ferret. En clair, cette histoire de requin tueur lui permet tout autant de différer ses angoisses existentielles que d’affirmer crânement ses compétences d’employée modeste et bientôt au rebus…
Bien vu, et surtout bien joué ! Qui d’autre, en effet, que Marina Foïs pour incarner cette femme duelle, aussi désemparée que déterminée ? Rares sont les actrices qui, comme elles, savent basculer du registre comique au registre dramatique avec une telle aisance. Une telle fulgurance. Une telle vérité. Elle est fort bien entourée, il est vrai, par une pléiade hétéroclite de comédiens savoureux (dont Jean-Pascal Zadi et Christine Gautier)… Bref, à bas les requins croqueurs et vive les eaux troubles de la mixité !
L’Année du requin, écrit et réalisé par Ludovic et Zoran Boukherma, avec Marina Foïs, Jean-Pascal Zadi, Kad Merad, Christine Gautier. 1h27. France. Sortie en salle le 3 août 2022 / The Jokers