Épisode 6 : Comme dans un cadavre exquis
Sébastien Marnier est entré dans la phase de préparation de tournage de son troisième long métrage L’Origine du mal. Chaque jour sur les réseaux sociaux, le réalisateur tient son journal en un post et une image. Retrouvez chaque week-end sur FrenchMania l’intégralité de son journal de bord de la semaine. Semaine 6 : À 15 jours du début du tournage, le casting est complet avec l’annonce de l’arrivée de l’homme de la maison, Jacques Weber et c’est l’heure des derniers réglages.
JOUR 26
PRÉPA
Aujourd’hui, il nous reste deux semaines et trois jours avant le début du tournage.
La pression monte. C’est un mélange d’excitation enfantine (comme si Noël approchait à grands pas) et de peur (ça a beau être le troisième, avant de commencer, on a un trac d’enfer).
J’ai enfin pu aller à la campagne ce week-end et même si j’ai beaucoup bossé, ne pas mettre le réveil, cuisiner un peu, regarder un film et surtout prendre le temps d’admirer mon jardin se recouvrir de neige, m’a fait un bien fou ! J’ai l’impression d’avoir oxygéné mon cerveau.
Ce matin, je veux écrire une déclaration à Romain Carcanade, mon chef opérateur.
Une déclaration d’amitié et surtout une déclaration d’admiration.
Après la sortie d’Irréprochable, je cherchais un nouveau chef op et j’en avais fait part à plusieurs amis. Je me souviens, j’étais en vacances à Biarritz et au détour d’une discussion, le nom de Romain était revenu plusieurs fois. On m’avait parlé de lui en termes élogieux et j’avais pris soin de noter son nom et son numéro dans un carnet, bien décidé à le contacter à la rentrée.
Cette rentrée est arrivée et un matin, j’ai reçu un mail. C’était lui. Il m’avait devancé. Il m’avait écrit de bien belles choses sur mon premier film. Il voulait lui aussi qu’on se rencontre.
Pas de hasard.
Quelques semaines plus tard, le rendez-vous était pris dans un café des grands boulevards. À l’époque, on pouvait encore aller boire des bières en terrasse, discuter, rigoler et même postillonner. Je me souviens très bien de ma première impression : le gars était robuste, l’accent chantant, le regard sombre, une bague tête de tigre au doigt (comme moi). Sûrement un peu timide aussi. Nous avons parlé longuement. Et le gars robuste s’est révélé infiniment doux. Et rieur. Et surtout, tellement cinéphile. Fada de films de genre mais pas que.
Je ne sais plus mais je crois que je lui ai parlé de mon prochain projet L’Heure de la sortie. On s’est promis de se donner des nouvelles.
Et puis le projet est devenu plus précis. On a commencé à s’envoyer des dizaines et des dizaines de screenshots de film, on a commencé à rêver des plans.
Et puis on a décidé de travailler ensemble. Tout naturellement.
J’ai tout aimé dans notre collaboration sur L’Heure de la sortie.
Les retours de Romain sur les dizaines de versions du script.
La longue prépa. Sa présence. Il a été là tout le temps. Personne dans l’équipe n’avait jamais vu ça. Autant d’implication, autant d’échanges, autant de propositions.
Sur le tournage, on a été une sorte de binôme idéal, tous les deux pris d’une boulimie de plans ; il avait une idée, je rebondissais sur une autre. On avait envie de faire des grandes choses et j’avoue que, même si j’ai quelques regrets sur L’Heure de la sortie, je suis très très heureux de ce que nous avons fait. Il y a même des plans dont je suis fier et ça, il le sait, je lui dois beaucoup. Parce qu’au fur et à mesure du tournage, j’ai commencé à être fan de lui, de sa vision, de son talent. Et surtout, parce que jamais nos égos ne se sont affrontés.
C’était donc une évidence de repartir sur L’Origine du mal avec lui. Encore une fois, il a été un soutien indéfectible, surtout dans les heures sombres de ce projet. Quand j’ai douté, quand j’étais perdu et abattu, quand j’étais prêt à jeter l’éponge : il m’a toujours encouragé.
Aujourd’hui, nos liens sont encore renforcés.
Avec Lucile, il est le premier au bureau tous les matins. Il reste avec moi les 8 semaines de prépa ! Mais qui d’autre que lui fait ça ? Tous les jours, il m’écoute lui raconter ma mise en scène et mon découpage. Tous les jours, il propose des solutions, des alternatives. Il propose tout le temps. Je sais qu’il pense et rêve au film jour et nuit.
Entre nos deux films, il a éclairé Félicita et La Nuée, deux des plus beaux films français de 2020. Son travail sur le film de Just Philippot est impressionnant ! J’ai tellement hâte que le film puisse enfin sortir en salle, que le monde entier réalise à quel point la lumière et les cadrages de Romain sont immenses. Je suis même un peu jaloux qu’il ait pu s’exprimer avec tant de beauté sur le film d’un autre.
Ma Canaille, comme je l’appelle, est un grand sensible. Il nous parle de son chef électro comme « d’un homme exquis », fait un film de science-fiction avec sa fille pendant le confinement pour que la période reste créative et belle, fait un documentaire bouleversant sur son grand père de 102 ans qui continue de partir en forêt pour couper du bois… il y a dans le regard sombre de Romain, beaucoup de tendresse et beaucoup de poésie.
Beaucoup de malice… beaucoup de conneries aussi, car, et c’est indispensable, nous rions beaucoup. J’aime tellement faire une vanne et entendre son grand rire résonner partout, surtout dans les wagons de train, quand il regarde par-dessus mon épaule et qu’il découvre mes annotations sur les castings petits rôles.
Voilà, je ne vois plus faire un film sans lui. Qui aurait pu croire qu’un petit pédé de La Courneuve et un Narbonnais fan de rugby et de moto puissent s’entendre aussi bien et rêver aux mêmes films ? Il n’y a que le cinéma qui sait faire des miracles comme celui-ci.
JOUR 27
PRÉPA
Une drôle de journée que celle d‘hier.
Drôle parce que Romain est en télétravail quelques jours et que par la force des choses, nous avons dû peaufiner mon découpage par zoom – enfin, mieux que zoom. Je ne sais pas sur quelle application il m’a convié pour faire notre réunion mais c’était incroyable : il y avait une fenêtre pour ma vidéo, une autre pour la sienne, et une troisième fenêtre pour nos plans au sol. Sur ces dernier, Romain plaçait en temps réel les personnages, les placements de caméra et leurs mouvements. Je ne savais pas comment on allait pouvoir remplacer nos Playmobil en visio, maintenant je sais.
C’était assez fascinant et par moment, je me demandais comment les gens faisaient des films avant internet, avant les portables, avant le wi-fi, avant waze… et puis je me suis souvenu que moi, j’avais fait mon premier court métrage sans tout ça. 1998. Nous avions tourné en pellicule, monté en traditionnel sur des vieilles tables de l’ex-RDA que Paris 8 mettait à notre disposition, je n’avais pas d’ordinateur, internet faisait encore de drôles de bruits à la connexion et surtout, était facturé à la minute ! Pas de téléphone ou plutôt, si, je crois que j’avais déjà mon premier Nokia mais je ne pouvais pas dépasser une heure par mois et les SMS étaient, eux aussi, payants… Au final nous nous en étions très bien sortis. Tout cela m’avait mis en joie, trop heureux de faire mon premier film, mais aujourd’hui, je me sentirais bien incapable de faire sans tout ce qui nous simplifie la vie.
Dans la fenêtre de Romain, j’ai vu sa fille venir lui faire un câlin et même lui faire goûter les pancakes qu’elle cuisinait à côté… C’était définitivement adorable et renforçait encore la tendresse que je décrivais hier dans mon journal.
Drôle parce que Romain absent, Damien et sa team déjà dans le Sud, les chefs de poste pas encore avec nous, je me retrouvais donc au bureau avec une équipe 100% féminine. Mieux encore que 50/5O ! (Mario, le stagiaire costume nous a rejoint un peu plus tard dans l’après-midi). Nous avons donc immortalisé ce moment par une petite photo (Je précise pour tous les grincheux que nous avons baissé les masques le temps de la prise de vue)
Drôle parce que nous avons beaucoup ri.
Tout le temps.
Parce que Marité venait sans cesse dans notre bureau pour nous faire des défilés et nous présenter ses nouvelles trouvailles.
Parce que Bérénice est allée nous chercher un couscous pour le déjeuner – c’était à la fois délicieux et incongru de manger pareil festin sur nos tables pliantes alors que d’ordinaire c’est plutôt pizzas, sandwichs, ou salade en barquette pour Romain.
Parce que certains castings petits rôles étaient franchement bizarres et gênants, parce que nous avons dû trancher certaines décisions décisives et incompréhensibles pour toute personnes extérieures à notre bulle, comme choisir la race de chiens pour la famille de notre film – avec vidéos hilarantes de toutous et leurs maitres dignes de vidéo gag, choisir les dimensions de plusieurs bateaux de luxe, des chambres et des hôtels pour les actrices du film, la forme des brassards de nos futurs faux policiers, un extrait du Roi Lear, des chansons du début du XXème siècle, la matière des rajouts de cheveux de Céleste Brunnquell, la taille de ces put**** de fleurs carnivores…
Tout fut délicieusement absurde comme dans un cadavre exquis.
Drôle aussi parce que Naidra Ayadi est venue faire ses essais costumes et que Naidra Ayadi est la personne la plus drôle du monde (en plus d’être une actrice brillante et une femme passionnante).
Drôle parce que nous étions heureux en ce lundi lunaire. Et que Suzanne Clément a pu atterrir en France et regagner son appartement pour 8 jour de quarantaine. Et que nous avons tous nos décors. Et que nous avons presque tous les petits rôles. Et que nous sommes bientôt prêts et qu’il nous tarde de commencer.
Les 15 jours qui nous séparent du tournage ne seront pas de trop mais l’envie de dire « Action ! » pour la première fois commence à me démanger fortement.
JOUR 28
PRÉPA
🔴 Jacques Weber rejoint le casting de L’Origine du mal.
Hier, l’équipe féminine qui m’entoure s’est encore renforcée avec l’arrivée de Léa, la deuxième assistante et de Virginie, notre chef Coiffeuse.
Les choses s’accélèrent encore et les rendez-vous se sont enchainés les uns après les autres : Nouvelle cession en visio avec Romain pour continuer notre découpage ; il ne nous reste que 8 séquences à peaufiner ensemble et demain, nous aurons terminé. Nous pourrons souffler un peu mais surtout Romain et Anaïs pourront enfin achever la liste du matériel à louer pour le tournage.
À 15 jours du premier clap, je n’ai jamais été aussi prêt et aussi concentré. A part une petite dizaine de séquences que je trouve encore un peu trop complexes et dont je ne comprends pas encore totalement la cohérence, je vois désormais presque tout le film. Son découpage mais aussi la manière dont les séquences vont pouvoir s’enchainer au montage. Évidemment, il y aura la place à la surprise et à l’improvisation mais sur ce film, j’avais besoin de poser la mise en scène : il y a beaucoup de personnages, beaucoup de mouvements et pas mal d’effets. Certaines scènes ont un dispositif singulier et doivent être claires pour toute l’équipe technique… ne reste maintenant plus qu’à les réussir.
Les tables et les miroirs de la team maquillage et coiffure ont été installés dans l’ancienne salle de la déco. Dominique Blanc est arrivée pour faire ses essais coiffure puis continuer des essais costumes avec Hassan, le retoucheur. Nous avons également bien avancé sur les accessoires et les bijoux. Doria Tillier est venue à son tour pour que Virginie tente des coiffures asymétriques… Jean-Christophe, le chef maquilleur est venu saluer l’équipe qu’il ne connaissait pas encore ; moi je suis très très heureux de le retrouver après Irréprochable. Nous avons fait une réunion avec lui pour lui parler
du faux sang,
des faux hématomes,
des fausses cicatrices,
des fausses plaques d’exéma,
des faux tatouages.
Il était déjà 18H30 quand ma chère Xénia, la directrice de post-production a déboulé pour la dernière réunion du jour avec les deux monteurs du film, Valentin et Jean-Baptiste. Dernière réunion du jour mais aussi dernière réunion tout court avec eux car nous ne nous reverrons plus avant le tournage… et comme le montage commence en parallèle, dès la troisième semaine de tournage, on avait pas mal, de trucs à se dire. Ces deux-là, ils me plaisent bien ! Je ne les connais pas encore beaucoup mais je sens qu’on va bien s’entendre. C’est un pari d’avoir choisi un binôme de monteur et j’ai vraiment hâte de commencer avec eux pour expérimenter cette configuration inédite pour moi. Deux salles en même temps, deux ambiances. Entre nous 4, les idées fusent, je leur raconte quelques séquences, quelques intentions plus globales, nous affinons le planning ultra serré et puis nous ouvrons quelques bières.
On oublie un peu trop vite le bonheur simple et délicieux de boire un apéro en vrai avec des gens.
Nous avons parlé cinéma, mise en scène, voyages, musique, les vannes ont fusées.
Pour un peu, on se serait cru dans la vie d’avant.
JOUR 29
PRÉPA
Le casting de L’Origine du mal.
🖤 Laure Calamy
🖤 Doria Tillier
🖤 Suzanne Clément
🖤 Dominique Blanc
🖤 Jacques Weber
🖤 Véronique Ruggia-Saura
🖤 Céleste Brunnquell
🖤 Naidra Ayadi
🖤 Clotilde Mollet
JOUR 30
PRÉPA
Il fallait bien que ça arrive : nous sommes presque prêts.
Enfin pas tout à fait et nous n’allons pas chômer pendant les 15 derniers jours qui nous séparent du tournage. 15 jours pour tout finaliser, peaufiner, ajuster, organiser et tout mettre en place pour affronter les tempêtes qui vont ou pourraient s’abattre sur nous. On n’est jamais trop prudent et de toutes façons, avec notre petite expérience, on sait qu’un film sans galère, ça n’existe pas.
Pour autant, on est presque prêts.
Nous avons tout le casting des premiers rôles.
Nous avons le casting des seconds rôles.
Nous avons nos amis canadiens, Suzanne, Stephen et Marjorie (confinés chez eux mais bel et bien sur le sol français)
Nous avons tous les décors.
Nous avons (presque) tous les costumes.
Nous avons notre découpage technique.
Nous avons les chiens.
Nous avons les plantes carnivores.
Nous avons la gagne !
Dans les 15 jours qui nous restent, nous devrons finaliser les essais coiffure et maquillage, les essais caméra, les essais bagarre, les essais feu… la semaine prochaine va être encore bien intense mais après nous quitterons enfin Paris pour rejoindre le Sud et notre décor principal !
Maintenant il me tarde d’en découdre !
J’ai envie de commencer, je veux voir cette maison et cette famille naître et vivre sous nos yeux, j’ai envie de devenir le chef d’orchestre du plateau, j’ai envie de voir l’équipe s’agiter dans tous les sens, de dire « ACTION ! », de me faufiler dans la pièce de jeu et de regarder au plus près mes comédiens pendant les prises, j’ai envie de dire « mes » comédiens même si je sais qu’ils iront dans les bras d’un autre, le tournage terminé ; j’ai envie qu’ils me bouleversent, qu’il me donnent la chair de poule, j’ai envie qu’une prise soit ratée à cause d’un fou-rire, de dire COUPEZ !
Je rêve du tournage, je ne vis que pour ça, de ces matins où je fais le tour des « BONJOUR ! » dans le dédale des loges, des coulisses et du plateau en buvant un café, de ces midis à la cantine où l’on fête les anniversaires des membres de l’équipe, de l’odeur des loges HMC qui me rappelle parfois celle du rez-de-chaussée de la Samaritaine, des « FIN DE JOURNEE, A DEMAIN ! » qui s’éternisent toujours près de la table régie autour d’une dernière bière et d’une dernière clope.
Je rêve de ce moment de ce frisson de plaisir et de jubilation quand je m’approche des comédiens après une prise pour leur susurrer à l’oreille ce que j’aimerai qu’il fasse ou qu’il modifie dans la suivante, des regards complices avec Romain quand nous sommes heureux mais aussi parfois quand nous sommes agacés par une petite remarque (et oui ça arrive !) ; je rêve de cette idée incroyable qui est de produire chaque jours plusieurs minutes d’images qui au final, formeront un tout ; je rêve de « stabiloter » mon plan de travail chaque journée passée, je trépigne à l’idée de retrouver ces moments hystériques où l’on célèbre le dernier plan d’un comédien, quand l’équipe vient l’encercler pour l’applaudir, je rêve déjà de ces week-ends dans le Sud où je pourrai aller courir dans les forêts de pins pour évacuer la fatigue de toutes ces semaines trop remplies.
Trop remplies de stress, trop remplies d’amour, de bonheurs, d’angoisses, de déceptions parfois, mais surtout remplies de magie. Je prie pour que toute ma vie, cet émerveillement et cette joie de gosse ne me quitte jamais.
En attendant, il est temps pour moi d’aller parler de la séquence 17 avec Romain et Lucile ; elle me terrorise et je dois à tout prix la désacraliser et mieux la comprendre pour ne pas arriver sur le plateau avec un trac trop fort. Car dans ces moments-là, on peut très vite se sentir pétrifier et perdre la joie, justement.