Sorti en salles ce mercredi 7 décembre, Mourir à Ibiza (un film en trois étés) est le tout premier long métrage de trois jeunes réalisateurs prometteurs. Avec ce film, ils apportent un regard singulier et un souffle de spontanéité et d’artisanat sur la production actuelle. Dans le cadre du Poitiers Film Festival, où il était présenté en avant-première, FrenchMania a pu s’entretenir avec Anton Balekdjian, Mattéo Eustachon et Léo Couture ainsi qu’un des comédiens, Mathis Sonzogni pour évoquer leur démarche.
Mourir à Ibiza est votre premier long métrage, et il a été réalisé à six mains… Comment vous vous êtes rencontrés et comment est né ce projet singulier en trois étés ?
Léo Couture : On s’est rencontré à la CinéFabrique (Lyon). On travaillait déjà ensemble à l’école sur des films qu’Anton avait écrit, où Mattéo faisait l’image et moi le son. Après un tournage sur lequel on travaillait tous les trois, on a eu envie de se diriger vers un projet plus léger où on pouvait embarquer des copains qui n’étaient pas tous comédiens. Le premier été s’est créé comme ça, en se jetant à l’eau et en expérimentant avec un scénario pas réellement écrit. On voulait se confronter à un certain rapport au réel.
Vous ressentiez la nécessité de vous tourner vers l’extérieur pour filmer et raconter une histoire ?
Anton Balekdjian : Il y avait le besoin de contact et d’ envoyer nos personnages dans un contexte légèrement documentaire. Bosser en improvisation était l’envie de départ qui nous excitait. Nous avions un séquencier écrit de manière succincte sans dialogues.
Mattéo Eustachon : Nous sommes partis sans équipe technique, seulement nous trois, et Manon, qui s’occupait de l’organisation régie/production. C’est une forme de liberté de partir sans assistant, avec peu de matériel et de ramener toutes les discussions à l’essentiel de la mise en scène, se concentrer sur : qu’est-ce qu’on filme ? Comment on le filme ? Comme un retour aux sources, à une simplicité perdue à l’école. On voulait chercher à raconter une histoire le plus simplement possible.
À quel moment du processus créatif, vous vient l’idée de poursuivre le film avec deux étés supplémentaires ?
Léo Couture : Après le premier été, on a commencé à monter le film et découvert que les personnages existaient. Pendant le tournage, on était concentré sur l’expérimentation et en voyant les rushs, l’idée est venue de retrouver les mêmes personnages et d’essayer de faire une trilogie. Le format nous amusait.
Anton Balekdjian : On a pensé le projet comme un feuilleton en plusieurs épisodes dans lequel on va retrouver ce groupe avec à chaque fois le plaisir du mystère de l’année passée. On voulait jouer avec ce côté grandiloquent de la saga par rapport aux touts petits enjeux du film. Porter un grand intérêt à des sentiments qui paraissent tous ténus et leur donner beaucoup d’éclat ou au contraire évoquer rapidement les grands tournants dramatiques comme le fait de prendre la mer. On est allé fouiller dans la bizarrerie des sentiments, la façon dont les trois garçons essaient de s’exprimer, comment les mots sortent ou pas… Ils ont des difficultés à dire aux autres qu’ils les aiment. C’était à la fois ce qui nous faisait rire et peur.
Rohmer a beaucoup été évoqué concernant votre film… si on peut y retrouver une atmosphère, vos personnages paraissent beaucoup plus ancrés dans l’époque actuelle, comment vous avez choisi et travaillé avec vos acteur.rices ?
Léo Couture : Lucile (Balezaux) a beaucoup injecté d’elle dans le personnage. Ils ont tous participé à ce que devenait leur personnage année après année. Lucile, naturellement, trace et sait ce qu’elle veut. On avait envie d’un personnage féminin sans lequel les étés n’arriveraient pas. Ils ne se rejoindraient pas, et n’auraient peut-être aucune raison de prendre le temps de s’appeler. J’aime bien m’imaginer que c’est elle qui fait tenir la relation du groupe. On l’avait repéré dans une projection d’un film à l’école et on lui a proposé le projet, mais plus l’aventure que le film en soi. Ce qui nous intéressait, c’était d’embarquer des gens que ça amuserait de venir avec nous expérimenter.
Anton Balekdjian : Pour l’écriture, à Arles, il y avait une trame, mais c’est la partie qui s’est faite de manière la plus collective. Il y a des personnages qui sont nés de ce travail-là. Mathis (Sonzogni ) quand il est arrivé sur le tournage n’était pas encore un personnage.
Mathis Sonzogni : Oui, à l’inverse de Lucile, je me suis proposé. Anton m’avait dit qu’il allait tourner un film avec des potes de la CinéFabrique pendant un été. Je leur ai dit que je voulais bien venir aider à la technique. Et comme ils savent que je joue, ils m’ont trouvé un rôle.
Anton Balekdjian : C’était particulier ce mélange entre jeunes acteurs et non-acteurs. Alex (Caironi) qui joue Maurice et César (Simonot) qui joue Marius avaient très rarement été comédiens. Alex n’était pas du tout à l’aise avec l’improvisation et préférait qu’on lui écrive des textes. Les premières séquences entre Lucile et Alex, il y avait un texte, un échange auquel il essayait de se tenir et Lucile se permettait de proposer et de mener la danse. Ça créait une confrontation où tous les deux se déstabilisaient. On aimait bien ce rapport-là entre eux, que jamais rien ne s’installe de manière professionnelle.
Il y a une évolution des comédien.nes qui accompagne les changements au fil des étés, les personnages évoluent dans leur caractères et leurs aspirations et le film aussi… La première partie est plus naturaliste presque documentaire puis la seconde apparait teintée de mélancolie et d’un peu de surnaturel et dans la dernière l’intrusion de la comédie musicale change le récit… comment s’est effectué ce travail de métamorphoses ?
Mattéo Eustachon : On a pensé chaque film à la fois. Ils se faisaient en réaction à celui d’avant. On voulait sortir du naturalisme et aller vers des effets de cinéma. Faire un film à trois avec une mini-caméra, ça donne envie de faire comme si on avait une équipe gigantesque, et aller vers du grandiose en essayant des effets simples mais puissants, c’est ça qui a amené vers la comédie musicale ou le mysticisme…
Léo Couture : Notre liberté venait du fait de savoir que l’on allait récupérer les mêmes personnages chaque année pour faire l’écho entre les films. Donc on pouvait se permettre de changer complètement niveau style, genre, cinéma…
Anton Balekdjian : Le premier film était une expérimentation, après toute l’année, on s’est nourri de nouvelles discussions tout en gardant cette base de trame et de personnages. Plus ça avait l’air difficile et peut-être hors sujet, plus on se disait qu’il fallait qu’on aille vers là. Les personnages devenaient des figures et on pouvait aller les chercher à des endroits surprenants et nous se forcer à les regarder différemment. Ça voulait dire, inventer de nouvelles façons de filmer pour essayer de les trouver. L’apparition à Etretat venait du fait que l’on était beaucoup plus autour du personnage d’Ali, et comme c’est un mec qui se projette vers l’extérieur, on a essayé de comprendre ce qu’il y avait à l’intérieur.
Mathis Sonzogni : On avait des discussions où je réalisais que je pouvais étirer le personnage. Dans la vie, on peut évoluer de manière complètement différente chaque année. Et en parallèle, j’étais en formation où j’allais de personnages en personnages, j’apprenais de nouvelles choses. Le premier été était aussi ma toute première vraie expérience devant la caméra. Être ce personnage qui maitrise c’était aussi une manière pour moi d’affronter la caméra et après, avec la direction qu’ils voulaient prendre pour le personnage, j’ai pu poser les choses et trouver son intériorité.
Qu’est ce qui a déterminé le choix de ces trois lieux estivaux qui auraient pu être n’importe quelles villes de vacances ?
Léo Couture : On pensait le lieu de l’année d’après par rapport à celui d’où on venait. Pour Arles, c’était la chaleur de Camargue, les grillons, la feria qui nous attirait. L’année d’après, on a voulu essayer de passer des vacances là où il fait plus froid, avec des lumières plus sombres, des orages qui peuvent éclater à tout moment. Et à Etretat, il y a la violence des galets, des falaises et du vent, ça allait avec un autre côté du film que l’on voulait développer, plus sombre, et moins dans la comédie qu’à Arles pour approfondir la psychologie intérieure d’Ali. Ibiza, le premier argument était de terminer en feu d’artifice. Le côté île permettait la trajectoire du groupe qui était possiblement l’éclatement. Resserrer les personnages sur un endroit de plus en plus petit, un caillou entouré de la mer pour qu’ils puissent prendre leur envol, et affirmer chacun leur chemin plus fortement.
Anton Balekdjian : Il y avait l’idée de l’étranger aussi. Comme le rapport à la parole est compliqué, il fallait imaginer ce groupe qui a du mal à s’exprimer dans un endroit où quasiment personne ne parle la langue, sauf Léna qui se débrouille toujours. Ça nous amusait d’imaginer que Marius qui est censé être là depuis quelques mois n’arrive jamais à s’installer nulle part. Il court après ce rêve et on sent qu’il est toujours instable.
Mourir à Ibiza est présenté comme un teen-movie, mais en réalité justement c’est plutôt un film sur les incertitudes de la vingtaine non ?
Léo Couture : Oui, c’est un âge où tout est exacerbé par le nombre de choix. Tu as toute la vie devant toi, tout est possible, ça peut avoir un côté vertigineux…
Anton Balekdjian : Et en même temps, tout le monde sait que c’est une injonction qui est angoissante, car elle est un peu fausse. On voulait voir comment les personnages bataillent avec la réalité et toutes les aspirations un peu absolues qu’ils ont en tête. Les comédien.nes sont à la limite de leur propre rôle. On a beaucoup regardé Tous les garçons et les filles de leur âges mais si les personnages sont plus jeunes. Et l’étrangeté s’est construite en abordant ces sujets un peu derrière nous, en tout cas au début. On se resservait des sentiments que l’on avait en sortie d’adolescence, la peur de la solitude, la rencontre de l’autre… Et on les a mis dans des corps de personnages entre 20 et 25 ans. C’est ce qui crée un truc un peu drôle, bizarre voire coincé. Comme une manière de mettre en avant des questionnements qu’on a tous un peu en soi et qu’on doit taire.
Quelle est la suite de vos projets ? Vous souhaitez continuer de réaliser des films à trois ?
Mattéo Eustachon : Les deux. Avec ce film on a commencé à chercher une méthode. On a envie d’aller encore plus loin là-dedans, de continuer à expérimenter et de voir comment on peut essayer de produire des films de manière un peu plus régulière sans entrer forcément dans le système CNC et commissions. Ça nous semble être un gouffre sans fin. Si on passe cinq ans sur un scénario, on perd l’essence de notre travail.
Anton Balekdjian: Notre pratique à trois est différente de nos projets personnels. Là, on est comme une personnalité commune avec laquelle on a trouvé cette méthode-là. Quand on est ensemble, il y a cette rapidité. De mon côté, j’écris aussi un film tout seul, et là, je passe plus de temps.
Léo Couture: Peut-être que bêtement le fait d’être à trois donne plus de courage pour se jeter dans des projets avec moins de temps, d’argent et la peur de ne pas maîtriser tout de suite tous les enjeux.
Mattéo Eustachon : Et croire à toujours plus grand, avoir confiance dans le fait qu’on peut faire des projets impensables.
Anton Balekdjian : Notre prochain film est en tout début d’écriture, mais on est encore en train de se demander quel modèle de financement choisir pour le faire. Je pense qu’il se trouvera en fonction du film.