La réalisatrice d’Une Histoire d’amour et de désir vit à Paris depuis bientôt 18 ans. Venue pour des études de lettres, elle enchaîne avec la Fémis section réalisation avant de réaliser son premier film Á Peine j’ouvre les yeux, tourné à Tunis où vivent encore ses parents et où elle aimerait tourner son prochain film. FrenchMania l’a rencontrée pour évoquer ce film qui déjoue les clichés et creuse un sillon rare, celui de la sensualité.
Comment sont nés Ahmed et Farah, les personnages d’Une Histoire d’amour et de désir ?
Leyla Bouzid : Les films naissent de plein de choses mais je crois que cela faisait longtemps que je voulais raconter l’histoire d’un jeune homme qui vit ses premiers émois et notamment d’un jeune homme timide, réservé et qui a du mal à prendre en charge et à assumer ses pulsions. Ahmed a progressivement pris corps inspiré d’amis dont j’étais la confidente, des garçons perçus de l’extérieur comme très beaux, et typés maghrébins donc souvent lié dans le regard des autres à une virilité exacerbée. Je savais qu’ils étaient timides, très introvertis, et qu’ils se posaient beaucoup de questions par rapport aux premières expériences sexuelles, c’est quelque chose dont on parle peu, qu’on aborde peu. Cette histoire est née d’un manque.
Comment parvient-on à déconstruire les clichés, de l’écriture à la mise en scène ?
Leyla Bouzid : Il y avait cette volonté de déjouer les clichés dès l’écriture mais c’est un jeu ténu. A toutes les étapes, il fallait se poser la question de la justesse, à l’écriture mais aussi en préparant, en choisissant les acteurs, en répétant les scènes et en interrogeant en permanence les réactions, leur véracité ou leur potentielle artificialité, le côté cliché ou assignation. C’est une vigilance de tous les instants. Le film, finalement et sans que cela soit le but, déjoue plein d’assignation à plein de niveaux : que ce soit de genre, d’identité, d’origine… Cela peut surprendre mais les gens trouvent ça plutôt juste. C’est tellement étonnant qu’on n’aborde pas les premières fois des hommes alors qu’en fait, au regard de toutes les thématiques qui sont au cœur de la société d’aujourd’hui, il faut que les hommes aussi puisse avoir un espace pour être homme différemment. Il y a souvent après les projections des jeunes hommes qui me remercient et se reconnaissent.
La sensualité est au cœur du film, comment évite-t-on là aussi les écueils ?
Leyla Bouzid : Je voulais vraiment, et cela a été très présent dans mes discussions avec le chef opérateur, que l’on ressente le désir retenu. Que cela imbibe l’ensemble du film. Cela a été une attention de tous les instants et passe beaucoup par Ahmed, son regard et par la façon dont on a laissé s’immiscer progressivement la poésie dans l’esprit, et donc dans le film. Et puis, dans la structure, dans la manière de filmer, dans l’esthétique globale, il y avait tout le temps une recherche de quelque chose d’organique que ce soit par les couleurs, les matières, la lumière ou les mouvements. Dans le découpage technique, on a énormément réfléchi à ces flottements, au rapport à la sensualité et à son évolution, sa progression, le lâcher-prise. Les acteurs sont tous les deux très sensuels et on de très belles voix qui lisent très bien les textes, des vois rauques et très charnelles. Ce n’est pas anodin, cela apporte vraiment quelque chose de fort au film, le rapport à la littérature est incarné. La sensualité était au cœur de tous les choix artistiques, à tous les postes. Nous étions constamment à l’affût de cela. Le public est souvent ému alors qu’on évite le mélo, ce n’était pas gagné et cela fait plaisir.
Est-ce qu’un film comme celui-ci, aussi subtil et ténu, a été facile à produire ?
Leyla Bouzid : Je travaille depuis mon premier long métrage avec Sandra da Fonseca, l’idée du projet l’a tout de suite enthousiasmé. La vraie difficulté de ce film a été l’écriture, dans le sens où toute la dramaturgie est bâtie sur la résistance intérieure du personnage, l’antagoniste d’Ahmed, c’est Ahmed donc tous les leviers dramaturgiques sont remis en cause même si la structure est en 3 actes et relativement classique. Il y avait une difficulté à ne pas paraître trop théorique ou programmatique à la lecture. Il fallait faire comprendre Ahmed sans l’expliquer. Tout s’est joué sur un équilibre complexe à trouver mais une fois que cela a été fait, tout s’est fait facilement avec le CNC, Canal+ et Arte. Tout s’est aligné très vite, il y avait un intérêt sur ce sujet un peu inédit.
Farah est tunisienne, Ahmed d’origine algérienne et le film est très parisien…
Leyla Bouzid : Ahmed est avant tout français, je le répète souvent dans les débats. Ce rapport qu’il a à ses origines et quelque chose de très français. Farah arrive dans une France qu’elle a rêvée, on imagine qu’elle a beaucoup lu la littérature française, elle a vraiment envie de découvrir Paris, la bohème et le demande très spontanément. Dans Paris, ville de l’amour, il était temps que ces personnages-là vivent cette expérience-là. Dans cette ville-là, cela fait sens.