L’envers du décor
C’est l’histoire triste et belle d’un film qui a failli ne pas voir le jour. Triste car faute de financements, son auteur Damien Manivel, connu entre autres pour sa coréalisation aux côtés de Kohei Igarashi de Takara – La nuit où j’ai nagé en 2017 puis de Magdala en 2022, avait dû abandonner son projet à quelques jours du tournage. Belle car en dépit de ces entraves, l’œuvre existe. Et, revanche sur le destin, c’est sans doute l’un des plus beaux films français de cette année. Un film dans le film en forme de making of composé des images résiduelles des différentes répétitions. Ce qui n’aurait pu être qu’un collage désespéré devient sous les doigts magiques de son auteur, également monteur, une magistrale leçon de cinéma. Envers du décor aussi passionnant qu’émouvant où son auteur alterne les premiers pas timides des comédiens face à leur personnage, la maturation de leur travail, leur manière de s’emparer frontalement de leur rôle, de l’incarner et enfin lui donner vie. Du préau qui sert de laboratoire des premiers essais au décor minéral de la plage où auraient dû se dérouler les prises de vues, Manivel accompagne ses comédiennes et comédiens sur la route de la justesse de jeu et du compagnonnage instinctif et sensuel du collectif. Les corps se meuvent, se rencontrent et s’apprivoisent dans cette brève histoire initiatique d’une adolescente à la veille de quitter son village natal pour partir étudier ailleurs. Une ultime soirée pour Rosa et ses amis, juste avant leurs dix-huit ans. Une escapade qui se voudrait légère mais qui va vite s’encombrer des regrets et des rancœurs enfouies. La beauté magnétique de cette « Île » ne s’arrête pas là. Elle est aussi un regard fort pertinent sur la manière dont la mise en scène de cinéma cisèle, édifie et parachève l’écriture des personnages. A la fois dans leur individualité mais aussi dans le groupe et ses interactions. L’image regarde Damien Manivel accompagner sa troupe, chercher avec eux la valeur de cadre qui soutiendra leur quête. Où comment l’apparente spontanéité de ce film qui aurait allié sensualité et opacité, s’élabore en réalité pas à pas avec un impressionnant sens de la précision artistique. Un pas de trois (le corps des actrices et acteurs, le regard du cinéaste et l’acuité de la caméra) qui emporte ce vrai faux film vers ses sommets d’émotion et d’intelligence.
Réalisé et écrit par Damien Manivel avec Olga Milshtein, Rosa Berder – France – La Traverse – Météore films – 1h13