Après Leur Algérie, où elle racontait l’histoire de ses grands-parents paternels, Lina Soualem se penche sur sa branche maternelle et ses racines palestiennes. Dans Bye Bye Tibériade, elle réalise un sensible devoir de mémoire, à travers les récits de trois générations de femmes. Rencontre avec Lina Soualem.
Dans Leur Algérie, vous filmiez vos grands-parents algériens exilés en France. Vous y exploriez déjà vos origines. Comment est venue l’idée de poursuivre ce geste de cinéma, mais d’interroger cette fois l’histoire de votre mère, l’actrice Hiam Abbass, qui a quitté Tibériade quand elle était toute jeune femme ?
Lina Soualem : Bye Bye Tibériade est une continuation du premier film. Quand j’ai commencé Leur Algérie, je ne savais pas si j’allais réussir à faire ce premier film, donc je ne pensais pas du tout à en faire un deuxième, ni à explorer cette histoire-là. Au moment où je cherchais des financements et que je commençais à présenter le projet, beaucoup de gens me demandaient si j’allais filmer ma famille palestinienne ou faire un film en deux volets. Au départ, je répondais que non, car ce sont deux histoires très différentes. Dans ma famille algérienne, c’est le silence qui a affecté la transmission. Mes grands-parents se sont enfermés dans leur silence pour survivre au trauma de la colonisation, de l’exil, du déchirement… Alors que du côté palestinien, on a toujours survécu à travers la transmission, les mots et le partage de notre histoire. Le déclic s’est fait en accompagnant Leur Algérie en salles. Plus je recevais de retours du public, plus je me rendais compte à quel point finalement ces histoires très intimes racontent le collectif. On me disait : « Tu as réussi à travers ce film à exprimer quelque chose que je n’arrivais pas à exprimer. ». J’ai alors commencé à me replonger dans des archives personnelles, des vidéos prises par mon père, dans les années 90, dans le village palestinien de ma mère. J’ai regardé pour la première fois ces images en tant qu’adulte, réalisatrice et femme. En fait, c’est comme si j’avais rencontré de nouveau des personnes que je connaissais déjà. C’était presque un monde-image oublié, comme un trésor de mémoire que j’avais laissé de côté et que je redécouvrais. Je me suis rendue compte à quel point la transmission des femmes dans ma famille en Palestine a été vitale dans ma construction mais il me manquait beaucoup d’éléments. Il y avait la nécessité de recomposer une histoire comme un puzzle fait de plein de souvenirs dispersés. La réalité de l’histoire palestinienne est faite de ces séparations dans les familles avec des mémoires et des histoires parallèles dispersées qu’il faut reconstituer.
Ces archives, filmées par votre père, elles existent aussi dans Leur Algérie, et sont datées de la même année, 1992. Ça permet de faire le lien invisible entre les deux films. Ce sont des images avec lesquelles vous avez grandi ?
Lina Soualem : Oui, on les regardait quand j’étais petite. Mon père, par son histoire d’immigré algérien dans une famille très silencieuse, est lui même héritier d’une transmission incomplète. Inconsciemment, c’est comme s’il avait eu besoin en ayant eu des enfants d’imprimer des traces de cette nouvelle histoire familiale. Il filmait en Auvergne ma famille algérienne, qu’il montrait à ma famille palestinienne. Et inversement. Les deux familles avaient du mal à se rencontrer. C’était presque pour me permettre de lier les deux pans de mon identité.
Ces images de vous enfant en Palestine vous inscrivent en tant que narratrice de Bye Bye Tibériade. Comment ça s’est mis en place dans le processus d’écriture et de narration ?
Lina Soualem : Souvent, on me reproche le choix de filmer les femmes de ma famille, comme si j’avais laissé les hommes de coté. Alors que pour moi, c’est aussi un hommage aux hommes de ma famille, notamment mon père, qui est celui qui m’a permis de faire ce film, et d’avoir ces images. C’est lui qui m’inscrit dans cette lignée de femmes en me filmant constamment avec elles. Et il crée des liens entre la petite que l’on voit, la mère, la grand-mère, et l’arrière- grand-mère. Ces images étaient le point de départ qui m’a accompagné pendant toute l’écriture. Je suis partie d’elles pour réfléchir à ce que j’allais tourner au temps contemporain. Et à la fin du processus, j’ai écrit ma voix aussi à partir d’elles. Au départ, j’avais du mal à prendre la parole. Je pense qu’il fallait que je retisse la transmission en retournant à la source de l’histoire de mon arrière-grand-mère, puis celle de ma grand-mère et celle de ma mère pour pouvoir trouver ma place à moi dans cette histoire. Il me fallait comprendre que c’est moi qui fait le lien en recomposant le puzzle et donc que j’avais une place à prendre et à assumer.
« C’est quand même le monde qui vacille quand on découvre l’imaginaire de sa mère, petite fille ou adolescente. Tout à coup, on a accès à une personne nouvelle, c’est assez troublant. »
La forme est d’ailleurs très différente de votre précédent film. Bye Bye Tibériade a une écriture et une narration plus poétiques. Une poésie amenée aussi par la découverte de poèmes écrits par votre mère…
Lina Soualem : Pour Leur Algérie, j’étais partie filmer tout de suite, sans vraiment avoir écrit avant. J’ai construit le film pendant que je tournais et montais avec ma monteuse Gladys Joujou. Avec Bye Bye Tibériade, je suis partie des images d’archives, puis j’ai écrit avec Nadine Naous. J’ai ensuite consulté Gladys pour réfléchir aux scènes que j’allais tourner. Il y a eu plusieurs phases de tournage, de montage, ensuite de réécriture. Et surtout, tout au long du processus, j’ai découvert des sources ou plutôt des ressources, qui sont tous ces poèmes qui existaient dans la famille. D’abord les poèmes de ma mère quand elle était petite, dont je ne connaissais pas du tout l’existence, et qui m’ont plongés dans un imaginaire. C’est quand même le monde qui vacille quand on découvre l’imaginaire de sa mère, petite fille ou adolescente. Tout à coup, on a accès à une personne nouvelle, c’est assez troublant. Et en même temps, c’était fascinant. Puis j’ai découvert les poèmes que mon grand-père écrivait à ma grand-mère. C’est là où, naturellement, avec ma monteuse, on s’est dit qu’il fallait que j’écrive car ça fait partie de la transmission, finalement. On se raconte aussi à travers la poésie et c’est assez représentatif aussi de la culture palestinienne. L’histoire a beaucoup été transmise et racontée à travers les poètes. Quand on pense à Mahmoud Darwich ou à Edward Saïd, ils ont écrit et utilisé la poésie pour raconter le tragique du déplacement, de l’exil.
Comment vous avez annoncé à votre mère que vous alliez parler d’elle et de sa famille dans un film ? Comment a-t-elle réagi ?
Lina Soualem : Au départ, j’ai commencé à la filmer seule avec ma caméra. C’était vraiment pas facile parce que ma mère n’a pas l’habitude de la caméra documentaire. Ce n’est pas un exercice auquel elle avait déjà fait face mis à part des making-of, de tournages de fiction mais ce n’est pas pareil. Elle ne s’adressait pas à quelqu’un de proche. Elle exprime des émotions d’autres personnages et se met dans leur peau. Lui demander de parler d’elle, de son intimité, ne la mettait pas vraiment à l’aise, et moi non plus. C’était difficile aussi pour moi de m’adresser à ma mère en tant que femme d’égal à égal et de ne pas être dans la position de la fille. Au fur et à mesure, j’ai compris les limites du question/réponse, ce dispositif un peu frontal que j’avais utilisé avec mes grands-parents algériens où pour le coup, il y avait une distance et une complicité différente. Je suis très proche de ma mère, mais on n’avait jamais vraiment parlé de ces choses-là et la mettre face à la caméra, c’était presque la mettre à nu pour elle. J’ai aussi commencé à réfléchir à d’autres façons de mettre en scène et de réactiver sa mémoire à elle. Déjà, en écrivant moi-même un texte sur son histoire et en lui demandant, parfois, de rejouer des moments de sa vie, de sa jeunesse, qui ont été marquants dans son parcours. Mais toujours avec l’idée de garder l’authenticité de ce que ça a été. Je l’ai fait jouer avec une de ses sœurs, dans un lieu où les choses se sont passées, pour qu’elle puisse se replonger dans ce temps-là et retrouver l’émotion qu’elle avait ressentie à cette époque. C’était des essais, je ne savais jamais en avance si ça allait marcher ou pas. Et je fus assez surprise, déjà, du fait que mes tantes étaient hyper à l’aise et adoraient jouer le jeu. Apparemment, elles voulaient toutes être comédiennes. Et aussi le fait d’observer que c’est là que ma mère était la plus honnête, à travers le jeu, même si elle se jouait elle-même. Ça lui a permis de s’amuser dans ce processus et que tout ne soit pas que douleur et tragique.
Jeune, Hiam Abbass a quitté la Palestine pour être comédienne et c’est quand vous êtes née qu’elle est revenue dans sa famille. Est-ce que vous lui permettez un deuxième retour qui serait cette fois une plongée dans la mémoire ?
Lina Soualem : Elle l’a fait pour moi. Évidemment, elle a toujours continué à visiter la famille. Mais là, on y est allé en se replongeant dans le passé, mais il n’y a jamais eu d’obligation. C’est-à-dire que ma mère, à aucun moment, m’a dit non. Je n’ai pas dû la convaincre. En fait, on a pris du temps à trouver l’équilibre et la meilleure manière de faire pour qu’on soit à l’aise toutes les deux dans cet exercice, avec évidemment des moments difficiles. C’est un fil qui a été dur du début à la fin car c’est aussi s’exposer avec sa vulnérabilité et l’intimité des membres de sa famille, tout en voulant les protéger mais tout en racontant une histoire plus collective et sans prétendre raconter la grande histoire. Je raconte l’histoire d’individus dans la grande histoire. Mais ma mère a senti ce devoir de le faire parce que c’était de l’ordre de la transmission et ça faisait partie de ce qu’elle avait commencé à faire quand elle m’a amenée petite. Peut-être qu’elle s’attendait à ce qu’un jour, je lui dise pourquoi et pas que je vienne avec une caméra. Mais j’ai toujours senti, même si elle ne me l’a pas dit clairement qu’elle voulait le faire parce qu’elle voulait transmettre. Même si ce n’était pas toujours évident.
Il fallait partir de votre point de vue d’enfant pour mieux raconter ces histoires ?
Lina Soualem : Quand je pars des archives personnelles, je pars toujours un peu avec mon point de vue d’enfant, de cette naïveté, d’être incluse dans cette histoire de femmes et de ses souvenirs heureux. Mais en même temps, j’ai conscience aussi de tout ce qui se cache derrière. C’est comme si j’avais besoin de mettre un peu face à face cette insouciance avec la réalité. Et en même temps, c’est ce qui m’a été transmis, c’est-à-dire que ma famille, mes tantes, ma grand-mère, ont à la fois voulu nous protéger en tant qu’enfants de la dureté de leur histoire et du contexte politique et de guerre mais elles nous ont quand même transmis ces histoires-là, soit par bribes d’anecdotes soit par une volonté de nous raconter de manière plus précise ce qu’elles avaient vécu. Et je pense que j’avais besoin de lier ces deux choses pour ne pas rester dans une espèce de nostalgie trop naïve de ces moments de bonheur, parce qu’il y en a eu, mais c’était dans le cadre d’une histoire plus pesante qui continue à nous peser. Et j’avais aussi envie de leur rendre à ces femmes-là que j’ai l’impression d’avoir connues que par la dureté, toute cette positivité qu’elles nous ont transmis. Ce que je garde de ma famille palestinienne, ce sont tous ces moments d’amour, d’humour, de complicité, toute cette force qu’elles ont eue. En fait, plus je découvrais des choses sur elles en faisant le film, plus je me rendais compte que c’étaient des héroïnes et que chacune de leurs histoires était une épopée. Au contraire, les Palestiniens sont toujours perçus de manière très stigmatisée, soit par une position de potentiel danger, soit par une position de victime, et comme s’ils n’avaient pas à transmettre dans ce monde des choses positives alors que la grande majorité ce sont des héros, des héroïnes, qui arrivent à se réinventer et à continuer d’exister malgré la dépossession, l’exil, la perte, la disparition des maisons, de la famille, de la culture, l’effacement. J’avais besoin de me réemparer de cet héritage-là, et de le raconter avec mes propres mots, pour aussi arrêter de me percevoir à travers le regard des autres, qui projettent des choses qui ne correspondent pas à la réalité.
Et la sortie de votre film s’inscrit malheureusement dans un contexte d’actualité tragique. Comment ça résonne en vous ?
Lina Soualem : C’est à la fois évidemment surprenant, parce qu’on ne s’attendait pas à ça, et en même temps, pas surprenant, parce que ce n’est pas la première fois qu’on traverse des moments pareils. Après, c’est vrai que là, le degré de violence et de déshumanisation est intense. Ma mère me dit souvent qu’elle, elle revit un trauma de guerre. Quand j’ai commencé à écrire ce film, je parlais déjà de cette déshumanisation auquel les palestiniens ont toujours fait face et du fait qu’on considère notre identité comme une prise de position. Dire « je suis palestinien », c’est comme si c’était une attaque envers les autres, alors que c’est une identité et pas une position. Quand on me dit que je suis pro-palestinienne, je trouve ça ridicule parce que j’ai une mère palestinienne donc j’ai une identité palestinienne, je ne suis ni pro ni anti. J’avais envie à travers le film de sortir de cette binarité, de la contrer et de redonner à toutes les femmes leur complexité puisque c’est ça l’essence de l’humanité, c’est la complexité. Et en plus, dans les luttes féministes aujourd’hui, c’est justement ce qu’on prône en permettant à chaque femme de se définir comme elle veut, de sortir de l’exigence qu’on a d’elle, de rentrer dans des cases. C’est pareil pour ces femmes-là, leur identité fait partie de leur construction. Et c’est sûr qu’aujourd’hui, avec tout ce qui se passe, c’est dur de présenter le film dans ce contexte parce qu’on a peur. Déjà, pendant la réalisation du film, j’étais déjà hantée par cette peur de s’exposer avec cette histoire-là mais en même temps, c’était un devoir. C’était une mission de faire exister ces mémoires et de les rendre immortelles puisqu’il y a toujours cette peur de l’effacement qui est réelle, cette peur de la perte qui nous a été transmise. Et on voit à quel point aujourd’hui, elle est concrète. C’est-à-dire que les gens qui sont expulsés, les maisons et les vies qui disparaissent, les histoires, les visages, les aspirations qu’on ne connaîtra jamais de toutes ces personnes à Gaza qui eux-mêmes sont des réfugiés…
Parmi ces quatre portraits de femmes, il y a cette tante, la soeur de votre grand-mère qui raconte une autre histoire que vous ne connaissiez pas. Comment ce personnage est arrivé dans votre film ?
Lina Soualem : C’est vrai que je n’avais jamais vraiment compris l’histoire de ma tante car c’est comme une présence absente. Je savais qu’il y avait une tante en Syrie. Je savais que je l’avais déjà vue, mais je ne me souvenais pas de son visage et je ne savais pas tout ce qui entourait son histoire. C’est-à-dire que je n’avais pas conscience au moment où je l’ai rencontrée en Syrie de ce qu’elle représentait pour ma mère, que c’était des retrouvailles après des années. Quand ma mère me dit « c’est la sœur de ta grand-mère », j’avais 13 ou 14 ans à l’époque et je n’avais même pas conscience que j’étais dans un camp de réfugiés à ce moment-là. Je ne connaissais pas vraiment toute cette géopolitique. Je me suis rendue compte qu’elle représentait quelque chose de très fort pour ma mère autant en tant que femme, parce que c’est la première à lui avoir donné un imaginaire autre de ce que pouvait être la femme. Elle nous parlait des cafés, d’une vie citadine auquel ma mère n’avait pas accès dans le village, où les femmes autour d’elle étaient un peu plus traditionnelles, disons. Et en même temps, c’était celle qui a tout perdu, qui était dépourvue de tout. Donc ça montre aussi une force chez cette femme qui a réussi à se construire malgré tout, même si elle vivait dans des conditions terribles. Elle a réussi à s’émanciper et à transmettre quelque chose de très fort. Et surtout, c’est tout ce qu’elle raconte aussi sur ces séparations de territoires qui me fascine. Quand ma mère a vu ma tante pour la première fois, elle a compris qu’elle allait réussir à bouger et à dépasser ces frontières-là qui l’enfermaient.
Par son histoire à elle, ça permet au spectateur de mieux comprendre ce qu’il se joue à travers les frontières et les séparations sur ce territoire, non ?
Lina Soualem : Ce qui est important, c’est de comprendre la cartographie, parce que c’est le propre de ce que toutes ces guerres ont représenté : des frontières, un découpage, un morcellement du territoire, et surtout, l’éclatement des familles. Si tu es parti un jour plus tôt, parce que tu étais dans une maison qui a été expulsée un jour plus tôt, tu peux te retrouver dans un autre endroit et ne plus jamais revoir ta famille. Puis à partir du moment où tu as traversé la frontière, tu n’as plus le droit de revenir. Et si tu finis à Gaza, tu te retrouves dans une enclave, si tu restes dans un autre endroit, tu restes dans les 10% de villages palestiniens qui n’ont pas été détruits en 1948 mais tu es à l’intérieur des frontières israéliennes. Et ce n’est pas évident de comprendre ce morcellement de sa propre famille aussi. C’est comment cette grande histoire affecte finalement les relations les plus intimes. Quand on est descendant de ces histoires-là, on se demande toujours : et si elle était partie en même temps que sa mère ? Et s’ils ne s’étaient pas fait expulser ce jour-là ? Et s’ils avaient été dans un des villages qui avaient réussi à tenir ou pas ? Enfin, et s’ils avaient marché du côté de ceux qui sont arrivés au camp de Jabaliya à Gaza ? Et puis on se pose d’autres question en étant né ailleurs. Et si j’étais née là-bas ? Comment j’aurais vécu ça ? Comment j’aurais ressenti les choses ? Quel aurait été mon lien avec ma mère, ma grand-mère, mon arrière-grand-mère ? Quel aurait été mon attachement ? Est-ce que moi aussi j’aurais voulu quitter ? Ce sont des questions qu’on se pose toutes et tous, je pense.
Avez-vous le sentiment de trouver quelques réponses à travers ce film ?
Lina Soualem : Surtout j’arrête de chercher des réponses. Ça permet de faire la paix avec la réalité. J’ai l’impression qu’à travers le film, j’ai eu envie de créer un territoire imaginaire qui est le mien, qui est le nôtre, dans lequel on peut toutes exister avec notre complexité et ensemble à côté. Donc, nous qui avons été un peu séparées tout d’un coup on existe dans un même espace temps qui est celui du film. Ça permet donner un ancrage dans le cas où on appartient plus aux lieux, ni aux mémoires des lieux qui étaient peut-être nos racines. Aujourd’hui, on doit se trouver de nouvelles manières de s’ancrer dans ce monde et de trouver une place.
Le cinéma devient un lieu de protection ?
Lina Soualem : Le cinéma, comme tout art, c’est trouver une manière d’exprimer sa voix. Et dans le cas d’histoire où on a l’impression qu’on nous donne pas de place, c’est une manière de trouver une place aussi.
Avant de faire des films vous avez étudié l’histoire. Est-ce que l’envie de réaliser des films était déjà présente ?
Lina Soualem : Je pense que j’ai toujours eu envie de faire du cinéma, mais sans vraiment savoir comment commencer et où me mettre. C’est encore une histoire de place. Comme mes deux parents étaient comédiens, j’avais l’impression que je ne me sentais pas du tout légitime à suivre ce chemin sans avoir un peu réfléchi et parcouru mon propre chemin. J’ai toujours été fascinée par le parcours de mes parents, qui viennent tous deux de familles qui ne sont pas du tout dans l’art et qui n’étaient pas prédestinés à l’art, et qui se sont extirpés de la famille pour vivre un rêve et à se faire une place dans le monde du cinéma. Et donc j’avais l’impression que, moi, il fallait que j’apporte quelque chose d’autre à ce monde, parce qu’ils avaient déjà fait ce travail-là. Comme j’étais très studieuse à l’école, et passionnée par l’histoire, j’ai fait des études d’histoire et de sciences politiques, mais à chaque fois que j’avais des stages à faire, j’allais travailler dans des festivals de cinéma. J’ai découvert le documentaire, et c’est en voyant des films documentaires que je me suis dit qu’il était possible de combiner mes intérêts pour des histoires socio-culturelles avec de l’intime, de la poésie, une liberté de l’imaginaire, de l’écriture… Après, je ne sais pas si je me définirais en tant que documentariste, parce que j’ai fait deux films sur ma famille, dont l’un continuait un peu l’autre. Je ne sais pas si je pourrais aller filmer quelque chose d’extérieur sans y être rattachée intimement. J’ai très envie de continuer à explorer les archives que j’ai, et en même temps, j’ai aussi envie d’écrire de la fiction. C’est encore un cheminement.
« Il était possible de combiner mes intérêts pour des histoires socio-culturelles avec de l’intime, de la poésie, une liberté de l’imaginaire, de l’écriture…»
Quels sont les documentaires qui vous ont marqués ?
Lina Soualem : Il y a un film palestinien de Mahdi Fleifel, un réalisateur danois-palestinien qui s’appelle A World Not Ours. C’est un film que j’ai vu en 2013 quand j’étais bénévole dans un festival de cinéma des droits de l’homme en Argentine. Il a fallu aller à 13 000 km pour découvrir un documentaire palestinien. Lui, il a grandi au Danemark et il filme sa famille palestinienne réfugiée au Liban et il commence le film avec des images d’archives de son enfance avec une voix drôle, cynique et décalée qui contraste avec le tragique de la situation de sa famille. Et en regardant le film, je trouvais ça génial, de rire, de pleurer et en même temps d’observer une réalité hyper dure. C’est là que j’ai compris qu’avec le documentaire tu peux filmer le réel, mais sans être dans quelque chose de stigmatisé ou de binaire et tu peux montrer une complexité. Après je me suis plongée dans tous le cinéma de beaucoup de réalisateurs et réalisatrices de documentaires comme Yolande Zauberman, Alice Diop et Chantal Akerman, Depardon…
Dans Bye Bye Tibériade, il y a un accompagnement puissant de la musique, quelle place avez-vous voulu lui donner ?
Lina Soualem : La musique était très importante dans ce film. C’est vrai que dans Leur Algérie il y avait très peu de musique et ce n’était pas quelque chose qui m’importait vraiment. Il n’y avait pas d’écriture musicale alors que là c’était partie intégrante de la narration. Chaque histoire de femme devait pour moi être accompagnée par une musique qui représente le fil tendu de son histoire et en même temps qui ne devait pas prendre la place de l’image mais donner un élan. C’était assez complexe car les archives étaient muettes, on a du ajouter des sons, puis la voix, puis la musique. Donc il y a plusieurs couches et il fallait que tout ça soit assez organique. J’ai rencontré le musicien Amine Bouhafa qui a travaillé sur beaucoup de films que j’aime. Et c’est difficile d’exprimer à quelqu’un son désir de musique, d’instrument… c’est de l’ordre de la sensation. Mais on a vite trouvé des instruments comme la flute ou la guitare qui sont très fragiles selon le poids que tu donnes, selon comment tu vas toucher la corde. Ça traduisait la fragilité de ses histoires. Et lui qui est aussi d’origine tunisienne avait cette conscience de la complexité de ces histoires et de cette envie d’aller au-delà de la complexité et de la binarité des stigmates et pouvait apporter toute cette réflexion autour de l’histoire de ces femmes. Il a une grande sensibilité et on pouvait facilement communiquer autour de ça sans que j’ai à tout expliquer. J’ai vraiment eu de la chance de collaborer avec lui.