Pour finir cette année en beauté, FrenchMania est allé à la rencontre des talents français qui ont marqué 2018. Lukas Dhont est l’un de nos héros de l’année, son film Girl est le numéro 1 du Top 2018 films français/francophones de FrenchMania. Caméra d’Or, Queer Palm, prix d’interprétation (non genré) et prix de la presse de la sélection dans laquelle il concourrait, Un Certain regard. Republication de notre entretien d’octobre dernier avec le jeune réalisateur.
Comment est née votre envie de faire du cinéma et de vous lancer dans ce premier film au sujet si sensible ?
Lukas Dhont : Tout à commencé avec ma maman. Je me souviens que, quand j’avais 7 ou 8 ans, elle parlait souvent des films et de l’émotion qu’ils provoquaient chez elle, ce qu’elle ressentait, ce qu’elle voyait et ce qu’elle comprenait. Cela m’a donné envie de me retrouver dans la situation de celui qui provoque ces émotions sur les autres. Là est née l’envie de faire du cinéma. L’année de Titanic, ma mère venait juste de se séparer de mon père, et, pour elle, cette histoire d’amour un peu grotesque était quelque chose dont elle avait besoin, elle l’a vu trois ou quatre fois en salles. Cela m’a beaucoup touché. Je dis toujours que j’ai grandi avec le cinéma américain, hollywoodien et c’est seulement vers 18 ans, quand j’ai commencé à étudier que j’ai découvert un cinéma différent : un cinéma d’auteur, français et européen. Et j’ai l’impression que dès lors je me suis lancé dans une forme de recherche. J’essaie de combiner deux mondes : l’idée de spectacle, d’entertainment et la voix très spécifique de l’auteur. J’ai fait mes études secondaires dans un lycée catholique très strict mais le deal avec mes parents c’est qu’après je pouvais choisir ce que je voulais faire de ma vie. Je suis donc entré dans une école de cinéma pour cinq ans : c’était une école à Gand (L’Académie des Beaux-arts dite Kask, NDLR) qui combine le documentaire et la fiction sans donner le choix entre les deux, il faut apprendre les deux. Le documentaire ne m’attirait pas mais l’école à changé mon regard sur ce que peut être un documentaire : une vraie création, avec un scénario, et qui pouvait apporter aussi à la fiction. Cela m’a beaucoup intéressé et m’a aidé à trouver ma langue de fiction. En 2009, au tout début de mes études de cinéma, j’ai lu un article sur une jeune fille de 15 ans qui voulait devenir danseuse étoile mais assignée garçon à la naissance. Cela m’a particulièrement touché car, à 18 ans, je n’avais pas encore accepté ma sexualité. Lire le parcours d’une jeune fille qui affirmait son identité sans se soucier des réactions autour d’elle a été un choc. J’ai tout de suite vu là une personne courageuse, héroïque et j’ai gardé cet article car je ressentais que tout ce que je voulais exprimer était dedans. Et j’ai su tout de suite qu’un film sur elle était la première chose que je voulais faire à la fin de mes études. Pendant les quatre années suivantes, j’ai écrit Girl et cherché comment je pouvais monter le film et raconter cette histoire.
Le scénario s’est donc écrit pendant que vous vous construisiez vous-même professionnellement mais aussi personnellement ?
J’ai toujours su que je voulais faire du cinéma aussi pour moi-même parce que je ressentais que je pouvais par ce biais m’exprimer sur des choses que je n’assumais pas, dont je n’osais pas parler. J’avais le sentiment que faire ce film sur la masculinité et la féminité, c’était une forme de première expression sur des thèmes qui m’ont questionnés pendant toute ma puberté, cela a été ma façon d’évacuer des sentiments qui ont longtemps été compliqués à gérer pour moi. J’ai réalisé trois courts métrages à l’école et le dernier, L’Infini, évoquait aussi la masculinité et la féminité mais d’une façon très différente. C’était l’histoire d’un jeune homme dont le père sort de prison et qui, du coup, se retrouve confronté au retour d’une certaine forme de masculinité. Le film évoque l’impact que cela a sur lui mais de façon plus abstraite, parce que je pense que j’étais encore vulnérable sur ces sujets et que j’avais besoin d’une certaine distance. Avec Girl, c’est la première fois que j’attaque le thème frontalement. Je savais que je voulais faire le film immédiatement après l’école mais j’avais vraiment peur de la solitude de l’auteur, j’avais besoin de quelqu’un pour mettre en place un dialogue, une conversation pour m’aider à écrire un scénario qui ne soit pas caricatural, que le trait ne soit pas forcé. J’ai rencontré Angelo Tijssens qui est comédien, scénariste et dramaturge, et qui avait plus d’expérience que moi et en qui j’avais confiance. Il a été un moteur de réflexion sur le scénario, sans lui je n’aurais pas pu l’écrire. Et nous avions aussi la plus grande source d’inspiration qui était Nora, cette jeune fille de l’article, que j’ai rencontrée en 2010 et qui a suivi tout le travail d’élaboration du scénario. C’était important pour moi qu’elle soit partie prenante du processus, et cela a été une formidable catharsis pour Nora. Quand elle a découvert le film à Cannes et vu une partie de sa propre histoire à l’écran, ce fut un vrai moment de lâcher-prise pour elle.
Dès l’écriture, vous aviez en tête cette idée d’un portrait, d’une caméra quasi documentaire qui suit le personnage au plus près ?
Ces décisions, cette proximité de la caméra sur Lara, c’est vraiment né quand Victor Polster est arrivé sur le projet. Lui, avec son visage, parvient à traduire tous les sentiments intérieurs du personnage, il est extrêmement expressif. L’enjeu du film, c’est le corps, et j’avais envie de filmer l’intégralité de ce corps. Donc ce n’était pas du tout prévu d’être aussi proche. Le corps reste central mais cela s’est fait différemment. Il y avait aussi une volonté très forte de toujours mettre Lara au centre, qu’elle soit vraiment le personnage principal parce que j’avais confiance en son universalité, en la façon dont elle transcende l’identité. Les personnages autour d’elle ne devaient pas incarner les conflits du film, le seul conflit c’est celui de Lara avec son corps. Cela a pris beaucoup de temps dans l’écriture de faire en sorte d’éviter les conflits classiques : avec le père, avec l’école … Il fallait sortir du format habituel, américain, d’écriture scénaristique.
Filmer une jeune fille trans à ce moment-là, dans cette période de transition à laquelle elle ne souhaiterait pas être ramenée plus tard, c’était compliqué.
Les scènes de danse, elles, permettaient de capter l’entièreté du corps, comment ont-elles été réglées ?
Avec notre chorégraphe Sidi Larbi Cherkaou, il était clair dès le début qu’il fallait prévoir une chorégraphie sans être sûr que j’allais pouvoir la capter pendant le tournage des scènes dansées parce que je voulais avant tout montrer les effets de la danse sur le corps. Donc on a discuté de ce que la chorégraphie pouvait apporter à la narration : le travail sur les pointes qui est spécifique selon le genre, la façon de tourner sur son axe. Le chef opérateur, Frank van den Eeden, a assisté à la création de la chorégraphie pendant trois mois avant le début du tournage. Nous avons trouvé la façon de créer une dynamique sans trop d’abstraction ce qui me semblait important pour ces scènes. Quand on a tourné dans le studio de danse, nous étions vraiment dans la configuration d’une équipe de documentaire. La salle était filmée à 360° sans équipe visible, nous étions tous cachés derrière des miroirs et Frank, au centre, pouvait bouger, tourner avec une grande liberté pour suivre les danseurs et notamment Victor.
Comment avez-vous trouvé Victor Polster qui incarne Lara et qui devait répondre à un cahier des charges complexe ?
Pendant l’écriture je savais que le casting serait presque impossible ! Jouer un personnage de 15 ans qui a une telle maturité, qui doit avoir une telle présence physique, c’est très difficile. Et il fallait une représentation respectueuse et élégante pour les personnes trans dont on aborde si peu les histoires à l’écran. Je ne savais pas quoi faire. Nous avons lancé un casting sans genre donc j’ai vu des jeunes garçons, des jeunes filles et également des jeunes filles trans pour le rôle. Je me suis vite rendu compte qu’il allait être très compliqué de choisir une jeune fille trans pour le rôle parce que le film traite d’un moment de transition, pendant lequel le corps n’est pas encore celui qu’il devrait être. Filmer une jeune fille trans à ce moment-là, dans cette période de transition à laquelle elle ne souhaiterait pas être ramenée plus tard, c’était compliqué. Un film c’est un médium qui reste, qu’on ne peut pas effacer. Les filles trans que j’ai rencontrées m’ont fait comprendre que c’était une responsabilité trop lourde et qu’il fallait un acteur ou une actrice qui ait une certaine distance avec le personnage. J’ai vu 500 jeunes sachant que le film devait vraiment être porté par le personnage principal. En attendant, nous avons attaqué le casting secondaire avec Sidi pour trouver des danseurs, et dans un des groupes de danseurs, j’ai vu entrer Victor. Son côté angélique transcendait l’idée du masculin et du féminin. Il a commencé à bouger, à danser et j’ai su qu’il était la seule personne qui pouvait incarner Lara. C’est le plus beau cadeau que j’ai reçu pendant le processus de création du film !
Depuis quelques temps à Hollywood, un mouvement se fait entendre pour que les personnages trans soient interprétés par des acteurs ou actrices transgenres … Comment vous positionnez-vous face à ce débat ?
Je pense que le débat qui est soulevé, le dialogue qui s’établit sur ce sujet à Hollywood est vital ! J’ai lu pas mal d’articles sur la polémique autour de Scarlett Johansson (qui avait accepté de jouer un rôle d’un homme trans dans Rub and Tug, puis s’est rétractée suite à la prise de parole d’acteurs et actrices transgenres, NDLR), je ne sais pas tout, mais je pense que cela est dû au système économique, au star-system hollywoodien qui a longtemps exclu de toutes les possibilités et de toutes les conversations les talents transgenres. En même temps, je pense que chaque cas est différent et je ne suis pas pour une généralisation. Cela peut être caricatural ou une mauvaise idée de prendre un acteur cisgenre (né dans le corps correspondant à son genre, NDLR) pour interpréter un personnage trans mais je ne pense pas que ce soit toujours le cas. Ce n’est pas juste de dire que jamais un acteur cisgenre ne doit interpréter un personnage trans, cela serait aussi ridicule que de considérer qu’un acteur ou une actrice trans ne peuvent pas incarner des personnages cisgenres. Une femme trans, c’est une femme ! Il y a des contradictions dans les réactions, j’ai déjà eu des messages sur Twitter de personnes trans qui n’ont pas vu le film et qui affirment refuser de le voir parce que Lara est interprétée par Victor qui n’est pas trans, ça me choque ! On parle là d’inclusion et certains excluent d’entrée de jeu certaines configurations. Girl est fait dans un système différent et Victor était vraiment le meilleur choix ! Mais je suis heureux que cela bouge à Hollywood et que les talents trans soient pris en compte pour tous les rôles et pas seulement les rôles de personnages trans ! La table ronde organisée par Variety début août et qu’on peut visionner sur internet est passionnante à ce sujet ! Et, honnêtement, quand on regarde la série Pose (série de Ryan Murphy qui s’intéresse à la scène « voguing » new-yorkaise des années 80, NDLR) qui est géniale et qui montre tellement de talents trans, on n’a quand même du mal à se dire que Scarlett Johansson était le meilleur choix pour incarner un homme transgenre !
Propos recueillis par Franck Finance-Madureira
GIRL, en salles le 10 octobre
Crédit photo : Portraits de Lukas Dhont ©Kris Dewitte /©Johan Jacobs /Diaphana Distribution