Les choses qu’on vit, les choses qu’on tait
Voitures aux couleurs pastels, lunettes fumées et ambiances enfumées, bienvenue dans le Paris de la fin des années 60 ! Mais pour ce portrait de la sulfureuse Madame Claude, dite “la Maquerelle de la République”, la réalisatrice Sylvie Verheyde ne cède pas aux sirènes d’un film aux reconstitutions pompeuses et reste fidèle à sa ligne initiée par Un Frère en 1997, celle du récit de proximité, au plus près de ses personnages et qui préfère la chronique des jours aux grands discours. Madame Claude est ici une héroïne monstrueuse qui a choisi de devenir la “reine des putes pour ne plus jamais subir“, quitte à laisser à d’autres le soin de se prêter au jeu pour son propre profit. C’est sur cette figure ambivalente, malheureuse et froide, que ce construit cette histoire qui mêle la pègre de Pigalle, les vices des beaux quartiers et l’exploitation policière et politique d’un carnet d’adresses bien garni. Si Madame Claude est au centre d’un jeu d’intérêts et de pouvoirs multiples, elle est avant tout une femme qui tente de tirer son épingle d’un jeu dont elle ne maîtrise pas tout, loin de là.
Grande gueule autoritaire qui tait constamment ses douleurs, Karole Rocher est absolument stupéfiante en entremetteuse d’un monde finissant qui sait susciter les désirs et gérer les plaisirs et croit savoir se protéger des conséquences. Mais le monde nouveau est déjà là, prêt à rebattre les cartes de celui d’avant, à libérer les femmes et la sexualité et il est incarné par Sidonie (extraordinaire Garance Marillier), jeune femme éduquée et moderne qui deviendra le bras droit de Madame pendant la dernière partie de sa carrière. Fille de substitution ou amante fantasmée, bourgeoise rebelle, Sidonie brille d’un éclat étrange aux yeux de Claude. Dans ce monde où tout ce qui est vécu doit être tu, elle incarne l’avenir parce qu’elle fait le choix de dire, de parler et de laisser émerger cette façon nouvelle de prendre le pouvoir pour tenter de ne plus subir.
Sylvie Verheyde signe avec ce film noir déguisé en chronique familiale atypique, une œuvre sobre et profonde, la chronique crépusculaire et vibrante d’un monde qui flotte entre deux époques et porte en lui sa propre finitude. Madame Claude emprunte une grâce discrète et intemporelle aux tubes flamboyants de l’époque, aux chansons de Nicoletta ou de Sylvie Vartan que l’on fredonne sans prêter attention à la détresse qu’elles charrient.
Madame Claude de Sylvie Verheyde, avec Karole Rocher, Garance Marillier, Roschdy Zem, Pierre Deladonchamps … Durée : 1h52 – FRANCE – Disponible sur Netflix depuis le 2 avril 2021.