C’est la révélation de Kika, premier long métrage de fiction d’Alexe Poukine dans lequel elle incarne une mère et assistante sociale confrontée à la précarité. Rencontre.
Manon Clavel est actrice. Avant qu’elle le devienne, sa vie ressemblait déjà à un film. On peut même dire qu’elle est née littéralement dans le cinéma. C’était il y a 33 ans, à Los Angeles, cité des anges et des rêves, progéniture d’une franco-algérienne baroudeuse et d’un américano-canadien rencontré par hasard, comme dans une rom-com, et quitté aussi vite. C’est à 30 ans que sa mère, qui a vécu à Paris, décide de partir loin : « Elle avait plein de choses à quitter. Elle a pris un aller simple pour Los Angeles, c’est complètement improbable ». De cette enfance américaine, Manon garde des souvenirs intacts, un parfum de madeleine et un blouson Space Jam, film culte des années 90 avec Bugs Bunny et Michael Jordan, produit par la Warner où travaillaient alors ses parents, blouson qu’elle porte fièrement sur le dos le jour où on la rencontre dans une brasserie du 20e arrondissement de Paris.
Dix ans passent, puis c’est le retour en France, pays que l’enfant de l’époque ne connaît que de nom et où elle se sentira longtemps étrangère : « On a vécu avec ma mère toutes les deux comme dans une bulle. Mon monde, mon pays, pendant très longtemps, c’était ma mère. » Direction Marseille, où le choc culturel et le brouhaha de la ville la renversent, tout comme l’école où le climat est dur, cruel même pour celle qui a encore un français approximatif et un accent à couper au couteau. Ce sera ensuite Toulouse, « alors qu’on n’avait aucune raison d’y être », se rappelle Manon Clavel, comparant l’itinéraire hasardeux de sa vie d’avant, accordé aux intuitions romanesques et aux coups de cœur de sa mère, à celui, fougueux des super-héroïnes de Thelma et Louise de Ridley Scott. À 17 ans, l’ado Manon pose enfin ses valises à Paris.
De cette vie pleine de rebondissements, l’adulte Manon a moins gardé le goût de l’aventure – qu’elle craint désormais un peu, sans doute parce qu’il faut bien se construire contre son héritage – qu’un plaisir facile à s’inventer et à se raconter des histoires, à s’amuser de tout, même du tragique de la vie. C’est d’ailleurs cette inclinaison romanesque qui l’a conduite à devenir actrice. À 20 ans, paumée après avoir longtemps dansé et essayé des études d’archi, Manon Clavel se retrouve dans le film de son amoureux de l’époque (Le Sully d’Antoine Pineau). Ça y est, l’évidence est fulgurante. Sa mère a passé son enfance à la filmer avec une mini-DV, alors devant l’objectif, c’est un peu comme si elle était encore regardée par elle. Face à la caméra, elle est désormais à la maison.
Viennent ensuite le cours Florent puis le Conservatoire, la rencontre avec Xavier Gallais, professeur, comédien et « sorte de mentor », la découverte et le bouleversement Gena Rowlands, Meryl Streep, Jim Carrey puis Juliette Binoche, acteurs et actrices capables de tout, qui figurent, chez elle, un idéal. Le choc est donc de taille quand la comédienne se retrouve, après une longue session de casting, à jouer aux côtés de l’icône de Mauvais Sang, de Catherine Deneuve et d’Ethan Hawke dans La Vérité de Kore-eda, cinéaste qu’elle adule, alors qu’elle est encore toute jeune apprentie, toujours en études.
Pour Kika aussi, Manon a passé des essais. C’est Youna De Peretti, directrice de casting, qui lui envoie un jour le scénario en la priant de faire vite. Elle lit et n’en croit pas ses yeux tant elle aurait pu rêver ce rôle. Il y a d’ailleurs un peu de sa mère et de son goût du risque dans Kika, ce grand et beau personnage auquel elle donne une fébrilité et une fermeté très surprenante, pas si commune, et qui est aussi son grand et beau premier rôle au cinéma. Il y a un peu d’elle, un peu de son autrice, Alexe Poukine chez Kika, un peu de cette façon semblable « d’utiliser l’humour comme défense ». Manon parle de sa rencontre avec la cinéaste belge comme d’une rencontre amoureuse, un « crush évident ». Elle décrit Alexe Poukine, venue du documentaire, comme une personne brillante, jamais totalement là où on l’attend, à l’image d’un film qui charrie les genres et les registres, refuse de se laisser contraindre à une seule émotion, comme pour mieux incarner l’imprévisible de la vie. Elle dit s’être d’ailleurs grandement inspirée d’Alexe Poukine pour composer le rôle de cette assistante sociale devenue travailleuse du sexe après un drame, et reconnaît aussi dans la précarité de son personnage celle de beaucoup de femmes et d’une partie de sa jeunesse – « Il y a eu beaucoup d’années où la seule personne qui croyait en moi, c’était moi. » Pour ce rôle où elle a dû apprendre le métier de domina, Manon Clavel s’est donnée du mal sans s’en faire, démontant subtilement cette vieille association d’une création adossée à la souffrance : « Dans le jeu, on n’est pas obligée de se faire du mal, on n’est pas censée avoir une vie atroce, pas obligée de détruire son intimité, son existence pour se rendre disponible et pour rendre cette douleur à la caméra. » Elle a beaucoup regardé Alexe Poukine jusqu’à adopter ses gestes, sa manière de parler. Il serait d’ailleurs difficile d’évoquer Manon Clavel sans parler de sa voix, singulière et enveloppante. On lui en a beaucoup parlé à ses débuts, trop à son goût, elle qui continue à l’apprivoiser.
En plus d’être actrice, Manon Clavel écrit aussi des petites histoires en pagaille, pas rangées, qui font déborder les tiroirs de son cerveau. Depuis peu, elle s’est enfin autorisée à en concrétiser une qu’elle souhaite réaliser et jouer : « C’est une comédie et c’est l’histoire d’un personnage qui subit une drôle de journée et qui n’ouvre quasiment jamais la bouche. Il y a peut-être inconsciemment quelque chose. Et puis dans la vie, je parle beaucoup, donc je crois que j’aime faire l’inverse au cinéma ».
Kika, réalisé par Alexe Poukine, au cinéma le 12 novembre 2025.


