En 2014, Marie Amachoukeli remportait la Caméra d’or à Cannes pour Party Girl, coréalisé avec Claire Burger et Samuel Theis. Cette année, Àma Gloria, son premier long métrage en solo, faisait l’ouverture de la Semaine de la Critique : l’histoire d’amour vibrante entre une petite fille de six ans et sa nounou capverdienne. À l’occasion de sa sortie en salles ce mercredi 30 août, nous avons rencontré la réalisatrice.
Presque dix ans séparent Party Girl d’Ama Gloria. Est-ce que c’est un film que vous aviez en tête depuis longtemps ?
Marie Amachoukeli : Pas du tout ! Après Party Girl, je ne voulais plus tellement refaire de film, je veux dire en réaliser… L’aventure qu’on avait vécue était assez folle, on est partis de rien, et pourtant ça nous a menés jusqu’à la Caméra d’or. À la base, je suis scénariste, donc je me suis employée à écrire après Party Girl. J’ai coscénarisé plusieurs films (dont Bébé tigre de Cyprien Vial NDLR) et ai été consultante, notamment pour Bénédicte Couvreur (la productrice du film NDLR), pour des projets qu’elle développait. Un jour, elle m’a demandé pourquoi je ne refaisais pas un film. Je n’en ressentais pas franchement l’envie, mais je lui ai quand même envoyé une page qui racontait en substance l’histoire d’Àma Gloria, le dernier été que j’avais passé avec ma nounou quand j’étais petite, avant qu’elle ne reparte au Portugal. Bénédicte m’a dit : « Écoute, il y a un film, donc si tu veux, je te donne carte blanche et je te produis ». Comme Bénédicte est quelqu’un que j’admire beaucoup, j’étais un peu étonnée, mais aussi mise au défi ! Je me suis dit que si elle voulait le voir ce film, il fallait le faire. Je me suis mise à écrire le scénario, et on a trouvé les financements plutôt vite parce que le film ne coûtais pas trop cher. Puisqu’on tournait avec une enfant et des acteurs non professionnels, on savait qu’il fallait faire court et qu’on ne pouvait pas prétendre à des folies en termes de budget et de calendrier de tournage. Quand on a commencé à tourner, je ne m’attendais pas à être aussi heureuse sur le plateau en tant que réalisatrice. Ça a été une surprise, je le dis très honnêtement, même si on a eu notre lot de difficultés évidemment. Il faut dire que je ne me suis pas facilité la tâche : tourner avec une enfant de 5 ans et demi, en créole et au Cap-Vert… J’ai chargé la barque (rires) !
Dans la première scène, Cléo, accompagnée de sa nounou Gloria, est en consultation chez l’ophtalmo. Vous abordez tout de suite la question du regard, celui d’une enfant (myope) sur le monde qui l’entoure, et le monde de Cléo, c’est avant tout Gloria…
Marie Amachoukeli : Pour la petite histoire, l’homme qu’on voit dans la première séquence, c’est mon ophtalmo ! Véridique ! Blague à part, je voulais deux choses pour cette ouverture : mettre en abîme le regard d’un enfant, et rappeler sans cesse aux spectateurs que la fiction qu’ils vont voir est modelée par ce regard. Ce n’est pas un documentaire. Ça me tenait à cœur d’être du côté de l’interprétation que Cléo fait de sa relation avec Gloria, de l’histoire d’amour qu’elle vit avec elle. Ça ne peut pas toujours passer par les mots, donc ça passe par le regard, les gestes, les sens, les sons…
Ça se traduit par des choix de mise en scène : des plans rapprochés, serrés, près des visages de Cléo et de Gloria, des peaux aussi…
Marie Amachoukeli : J’ai la manie du plan serré justement parce que je suis myope (rires) ! J’ai eu des grandes discussions avec Inès Tabarin, ma chef-opératrice, à ce sujet, étant donné qu’elle n’est pas myope et que Louise Mauroy Panzani, qui joue Cléo, n’est pas myope non plus. Moi, en revanche, j’ai besoin d’être très prêt pour voir, dès que je m’éloigne, ça devient flou. J’avais envie de montrer comment une personne myope perçoit le monde. On a inventé un format qui n’existe pas. Avec Suzana Pedro, ma monteuse, on a beaucoup cherché, beaucoup réfléchi, puis on a opté pour un format nouveau, entre le 4/3 et le 52, pour se recentrer sur la vision de la petite Cléo, et effectivement convoquer beaucoup le hors-champ. Le fait qu’on soit si serré permet d’imaginer tout le reste du cadre. On ne le montre pas comme dans un plan large en scope, là, chacun se fait sa représentation du Cap-Vert, de l’hôpital, de la maison… On n’est pas obligé de tout montrer au cinéma.
Aux prises de vues réelles se mêlent des séquences animées et colorées. Non seulement, ces séquences sont très belles, mais en plus, on a le sentiment qu’elles illustrent les états d’âme et les humeurs de Cléo…
Marie Amachoukeli : Oui, c’est une manière de raconter ce qu’elle n’arrive pas à formuler, de se connecter à ses pensées ou ce à quoi elle rêve. Je voulais qu’on puisse voir ce qui lui passe par la tête, ce qui la traverse, et comment elle l’interprète en images aussi. On a travaillé pour cela avec Pierre-Emmanuel Lyet, qui est animateur. Faut savoir que 12 minutes d’animation, c’est plus long à faire qu’un film de 80 minutes, donc on s’y pris très en amont. L’enjeu quand on fait un film hybride, c’est de faire en sorte que la fiction en prise de vues réelles et l’animation se fondent en continuité.
Le film parle d’enfance, mais il parle aussi de maternité, et de ses multiples facettes.
Marie Amachoukeli : Je voulais parler de maternité alternative, oui. Pour Cléo, Gloria est comme une mère, même si ce n’est pas sa mère biologique, mais Cléo a malgré tout du mal à lui dire combien elle l’aime, parce qu’on a toujours du mal à dire qu’on aime quelqu’un qui n’est pas vraiment de notre famille aussi fort qu’un de nos parents. C’est presque tabou. Pareil pour Gloria, elle aime Cléo comme si c’était sa fille, même si elle déjà a des enfants biologiques qui sont au Cap-Vert. Mais il y a aussi une donnée financière et sociale dans l’équation, puisque Gloria est payée pour garder Cléo, ce qui amène d’autres questions encore, comme celle de l’immigration économique, c’est-à-dire quitter son pays, et parfois ses propres enfants, pour travailler à l’étranger et élever les enfants des autres. Ça crée un tissu complexe de sentiments et de relations. C’est toujours l’ambivalence de ce genre de situation. Gloria est comme une exilée, pas vraiment chez elle en France, plus vraiment chez elle quand elle revient au Cap-Vert, ce qui rend la chose assez tragique.
Pourquoi avoir choisi le Cap-Vert pour situer cette histoire ?
Marie Amachoukeli : Tout simplement parce que j’ai rencontré Ilça Moreno qui est capverdienne, et quand j’ai choisi de la caster pour le personnage de Gloria, j’ai réécrit tout le film à l’aune de ce qu’elle m’a raconté de sa vie. Elle a été dans une situation assez similaire, elle a laissé ses trois enfants à sa mère au Cap-Vert pendant qu’elle s’occupait d’enfants ici, en France. C’était important pour moi de tourner dans sa langue et d’être près de chez elle. Pendant toute la période de l’écriture et de la préparation, j’ai pris des cours intensifs de créole. La langue officielle au Cap-Vert, c’est le portugais, mais la plupart des habitants parlent créole, alors que ça a été banni de l’école. C’est plutôt galère d’apprendre le créole parce qu’il n’existe pas de livres ou de manuels en créole, mais j’avais un super prof, qui était maçon et linguiste. On se donnait rendez-vous à la sortie des chantiers dans la banlieue parisienne pour parler créole ensemble. Comme il n’y a pas de manuels comme je disais, il m’envoyait des playlists de chansons, et je faisais mes exercices de traduction à partir de ces chansons.
Parlez-nous d’avantage d’Ilça Moreno et de votre rencontre …
Marie Amachoukeli : Elle s’est présentée au casting. On cherchait une nounou, elle est arrivée, et il s’est passé quelque chose de magique. Dès les premiers essais, j’ai aimé ce qui se dégageait d’elle, elle me plaisait beaucoup. C’est après, en parlant avec elle, que je me suis aperçue à quel point elle était proche du personnage que j’avais écrit, et là je me suis dit qu’on allait pouvoir faire des ponts entre sa vie et la fiction. Ça a donné au scénario quelque chose de concret, de filmable, par la langue, par le pays, par l’île d’où elle vient, par sa famille… À un moment dans le film, Cléo regarde des photos de Gloria, et ce sont des vraies photos d’Ilça, d’elle, de son père, de sa mère… Je voulais qu’on s’imprègne de son vécu.
Comment avez-vous repéré Louise Mauroy-Panzani, qui joue Cléo, et qui est exceptionnelle ?
Marie Amachoukeli : Avec Louise, c’est vraiment une histoire de chance. C’est la première enfant que j’ai rencontrée au casting. Elle a passé l’essai, elle avait 5 ans et demi, et je l’ai trouvée géniale ! Elle m’a captivée, elle m’a complètement charmée, avec sa bouille, ses expressions, son allure et sa gestuelle. En la rencontrant, j’ai pensé qu’elle allait m’apprendre, elle aussi, plein de choses. Comme elle était très attentive, c’était hyper agréable de travailler avec elle. C’est étonnant, mais c’est une de mes meilleures expériences de travail avec un acteur.
Peut-être parce que ça vous replace au cœur même du jeu, et ça a permis de renforcer votre plaisir à réaliser ?
Marie Amachoukeli : C’est vrai, la question que je me suis posée, c’est comment trouver un truc ludique sur le plateau, comment retrouver le plaisir de jouer, parce qu’il fallait que Louise tienne le personnage durant cinq semaines, et c’était un petit enjeu malgré tout. Donc tous ensemble, l’équipe, Louise, et moi-même, on reconvoquait le ludique en permanence, même quand il s’agissait de scènes plus mélodramatiques. Tout d’un coup, tout est devenu moins difficile, c’était de la pure réjouissance, même si je flippais un peu quand même, parce que j’appréhendais le résultat global.
Vous avez voulu faire un pur mélodrame, ce n’est pas si courant dans le cinéma français…
Marie Amachoukeli : Peut-être, oui. Todd Haynes le fait superbement bien, mais il n’est pas français en effet. J’ai appris il y a peu qu’on avait une passion commune pour Mary Poppins. C’est son film culte à lui aussi. Je pense qu’il n’y a pas de hasard (rires) ! Mary Poppins, c’est tout à la fois : le mélo, la comédie musicale, le drame absolu, l’animation… Et Julie Andrews ! C’est matriciel pour Àma Gloria.
Pour en revenir au casting, comment s’est imposé le choix d’Arnaud Rebotini comme comédien ?
Marie Amachoukeli : C’est vrai que ce n’était pas sa destinée a priori. Je ne le connaissais pas comme DJ pour tout vous dire. Je savais seulement qu’il avait composé la musique de 120 battements par minute de Robin Campillo. À ce moment-là, j’étais à la SRF (Société des Réalisatrices et Réalisateurs de Film NDRL) et on m’avait demandé d’animer une table ronde sur le thème « musique et cinéma ». Arnaud était l’un des invités et il était assis à côté de moi. Je me suis sentie bien à côté de ce type très grand qui a une grosse voix et une mélancolie dans le visage qui me touche beaucoup. À l’issue de la table ronde, on a marché ensemble pour aller prendre le métro et je me sentais comme avec un papa, je savais qu’il ne m’arriverait rien dans la rue. Je me suis aperçue qu’en écrivant le rôle du père, j’avais Arnaud en tête. J’ai fini par lui proposer de passer un essai pour le rôle du père de Cléo. Tout ça grâce à une table ronde (rires) ! C’est ensuite que j’ai compris qu’Arnaud était un DJ important. Maintenant, je l’appelle « papa » ! Et je dois dire aussi que ça me faisait marrer de voir à l’image la différence de taille entre lui et la petite Louise.
Quelque chose d’important se joue dans Àma Gloria au niveau de la représentation des personnages féminins à l’écran. Les personnages principaux sont, on l’a dit, une petite fille et une femme de plus de quarante ans, deux personnages qui prennent toute la place dans l’histoire et dans le champ, là où les personnages masculins sont secondaires et font avancer l’intrigue au second plan. L’inverse des représentations habituelles. Est-ce que c’est un acte d’écriture qui vous tenait à cœur ?
Marie Amachoukeli : Oui, absolument, c’est un acte politique en un sens, d’autant plus qu’il faut le financer. Il faut lever des fonds pour mettre ça en scène. Ça m’amusait de mettre ces garçons à côté, pas comme des adversaires ou des sales types, non. C’est juste que ce n’est pas leur histoire, ils y participent, mais effectivement, il s’agissait pour moi de raconter l’histoire de ces deux personnages féminins et de ne pas s’en excuser. De donner les premiers rôles à une femme noire de 45 ans et une enfant de 6 ans qui porte des lunettes, ce n’est pas si fréquent, et donc tu te prends aussi quelques murs dans la tronche. Mais c’était une volonté absolue de faire exister ces personnages et d’offrir d’autres représentations que celles qu’on a l’habitude de voir, et ce n’était pas facile à faire comprendre à tout le monde. Pourtant, je crois qu’on peut sans difficulté s’identifier à une petite fille et à une femme noire de 45 ans, peu importe son âge, son genre, sa catégorie socio-professionnelle… L’identification, pour moi, elle passe par les sentiments et par le partage de ces sentiments. Elle passe aussi par des trajectoires de vie.
Il y a un aspect sensoriel très fort dans Àma Gloria. C’est important pour vous de travailler autant le son que l’image ?
Marie Amachoukeli : J’ai travaillé avec Fanny Martin à la musique et au montage son. À la base, c’est ma monteuse son, et je lui ai demandé de faire la musique du film, en dehors de la chanson de Nilda Fernández sur laquelle dansent Cléo et son papa. Bien sûr, je cherchais une harmonie générale, que tout fonctionne ensemble : musique, montage, nappes de son, etc. J’accorde autant d’importance au montage son qu’au montage des images. Le cinéma est un art visuel donc on a l’habitude de parler d’images et de plans alors que j’ai l’impression qu’il peut être très auditif aussi. On le sait tous, mais on l’exploite plus ou moins. J’accorde beaucoup d’importance à cette dimension-là et j’ai autant de plaisir à écouter un film qu’à le voir. Le son travaille quelque chose de fondamental chez les spectateurs. Le son vient dire ou contredire, fabriquer une image, l’adoucir… Je ne fais pas partie des cinéastes du silence.
Vous parliez de Nilda Fernández, le morceau que vous avez choisi est « Mes yeux dans ton regard ». Le titre dit tout…
Marie Amachoukeli : Oui, je trouve cette phrase absolument magnifique. Nilda Fernández était mon voisin quand j’étais petite, il habitait dans le 18e arrondissement, et il me fascinait. Enfin, il fascinait tous les enfants du quartier, il était âgé, mais assez petit. C’était une star, mais qui était un peu à notre hauteur. On l’aimait beaucoup. « Mes yeux dans ton regard », c’est une chanson que j’ai beaucoup entendue, parce qu’elle était passée en boucle par la gardienne de l’immeuble où j’habitais, et ensuite, que j’ai beaucoup écoutée, ce qui est différent. « Mes yeux dans ton regard », je crois que c’est une définition simple et évidente de ce qu’est l’amour. On vit dans le regard de quelqu’un, et quand la personne n’est plus là, on ne sait plus qui on est. Cette chanson raconte ça, et je crois que le film essaie de raconter ça, d’une manière ou d’une autre.
Àma Gloria, réalisé par Marie Amachoukeli, en salles le 30 août 2023.