La Cravate, le deuxième long métrage documentaire du duo Étienne Chaillou / Mathias Théry a choisi de suivre le parcours de Bastien, un jeune militant Front national pendant la campagne des présidentielles de 2017. FrenchMania a rencontré Mathias Théry pour évoquer la genèse de ce film très réussi, le choix du sujet, du procédé et les différents axes de réflexion qu’il ouvre.
Pourquoi avez-vous eu envie de consacrer un documentaire à Bastien, rencontré lors du tournage d’un sujet pour la télévision ?
Mathias Théry : C’est la convergence d’un intérêt pour le politique qui s’est amplifié lors de notre film précédent. Pendant La Sociologue et l’ourson on a été intrigué par la manif pour tous, on se disait qu’il y avait un film à faire sur eux, sur l’intérieur du mouvement, la prise en main de la communication, la façon dont ces nouveaux militants découvraient la “lutte” d’une certaine manière. Par ailleurs, nous sommes préoccupés par la montée des nouveaux nationalistes partout dans le monde et quand nous avons rencontré Bastien via ce film de commande pour la télévision, on a découvert une opportunité d’entrer dans les coulisses du parti de plein pieds et la relation avec lui était une promesse de creuser au-delà des verbatim du parti, des éléments de langage.
Cette idée sur la forme en deux temps qui consiste à faire lire à Bastien le commentaire écrit du film était présente dès la conception du film ?
Mathias Théry : C’est venu assez rapidement. Je filmais Bastien depuis un mois ou deux pour la télé et c’est quand j’ai décidé de continuer qu’est née cette idée de narration par l’écrit, par la littérature. On s’est vite rendu compte qu’on avait envie de chercher de la distance sur le sujet, et ne pas se limiter à un film de caméra embarquée car tout était pris en main par le parti. Le sujet même du Front National faisait appel a énormément d’éléments qui n’étaient pas présents durant la campagne : le passé, le passé du parti, les ressentiments, les conditions particulières de ce moment en plein crise entre l’affaire Fillon, la guerre en Syrie, énormément de réfugiés aux portes de l’Europe, des attentats. Tout cela faisait partie du paysage politique français sans être présent dans le récit d’une campagne dans un parti. Il fallait trouver la distance qui nous permettait de toucher à l’intime et au national. Cela a été un long travail entre Étienne et moi, d’échanger, de se questionner l’un l’autre sur les phrases, sur les sentiments qu’on prête à Bastien, c’est vraiment écrit à deux, en aller-retours.
Qu’est-ce qui vous a surpris pendant la deuxième phase de tournage, qui filme Bastien en train de lire et de découvrir ce commentaire ?
Mathias Théry : Les possibilités étaient qu’il nous dise qu’on était à côté de la plaque même si le texte avait été écrit notamment suite à de nombreux entretiens qu’on avait eu avec lui. En fait, il a beaucoup validé en nous disant qu’on voyait juste, c’était déjà une forme de surprise. C’était une expérience qu’on menait sans vraiment savoir ce qui allait se passer. Mais le texte l’a mis en branle et l’a amené à se questionner sur lui-même, sur l’image qu’il renvoyait. Cette réflexion a été pour nous une surprise.
Il y a un autre portrait en creux dans le film, celui de son mentor, Eric, et il y a un effet-miroir entre leurs parcours, leurs ambitions et leurs différences…
Mathias Théry : Et en fait ce portrait en creux c’est celui du parti ! Eric est un second personnage très intéressant car il incarne l’autre sphère du parti, la tête, les cadres, les ambitieux et le désir de gagner. L’histoire de Bastien, c’est d’être embarqué dans la campagne car il décide d’être un soldat et les relations entre les soldats et les chefs, c’est intéressant : les chefs sont là pour chasser les doutes. Eric représente ce que Bastien aimerait devenir, il a seulement 3 ans de plus que lui mais c’est un autre monde, celui des Parisiens, des gens en costume.
Ces deux personnages symbolisent clairement l’opposition ou même la frontière entre le parti et a base…
Mathias Théry : Oui c’est ça ! Ils font partie de deux mondes différents et Bastien découvre que même si Eric lui apprend beaucoup de choses, il ne pourra jamais être Eric. Ils ne sont pas de même nature, n’ont pas les mêmes origines, les mêmes codes. Et Bastien n’a pas la même ambition de gagner à tout prix même si on s’arrange avec les valeurs. Quand ils sont à Paris et qu’Eric gruge dans le métro, Bastien est choqué, pour lui c’est impensable, pour lui les règles et la droiture sont la base. Eric a des mots très durs contre les grandes entreprises comme Coca-Cola et passe son temps à boire du Coca. Dans le film, Bastien découvre que tout le monde n’est pas aussi droit que lui.
On voit dans le film, la réaction de Bastien à la lecture du commentaire, comment a-t-elle évolué en découvrant le film lui-même ?
Mathias Théry : Sa réaction a été une validation mais pas de l’ordre du soulagement. C’est une validation dans l’attente, dans la crainte, il redit “Allons y et on verra si cela aura un impact“. Il a le sentiment d’une prise de risque. Il dit maintenant que cela lui a fait prendre du recul, que cela l’a forcé à faire un examen de conscience sur le FN auquel il n’appartient plus puisqu’il milite désormais chez les patriotes de Florian Philippot et surtout sur le racisme, sur son propre racisme et la position du FN quant au racisme. Là-dessus, il a vraiment pris des distances et dit que le racisme n’est plus une motivation pour lui et que les immigrés sont le bouc émissaire désigné par le Front National afin d’acquérir le pouvoir. Mais il faut savoir que dénoncer le Front National est aussi une techniques des Patriotes. Mais il n’a pas fini d’évoluer, il va sans doute tenter d’autre chose.
Qu’est-ce que vous deux, Étienne Chaillou et vous, avez finalement appris de ce tournage ?
Mathias Théry : On a appris à faire des distinctions à l’intérieur de ce type de parti : entre les militants et les cadres. Cet écart nous a semblé assez énorme et il ne faut pas mettre tout le monde dans la même catégorie : il y a les ambitieux qui se foutent un peu des idées et veulent gagner le pouvoir, il y a des gens très en colère qui se sentent entendu par ce parti et du coup adoptent leur rejet. Bastien navigue entre les deux. C’est intéressant de comprendre ce phénomène. La crise sociale et économique en France, la crise de reconnaissance d’une grande partie de la population échappe au débat idéologique. Il faut essayer de prendre en considération cette sonnette d’alarme qui est actionnée par une partie de la population. Bastien nous a dit que c’était la première fois qu’il discutait avec des gens qui n’étaient pas d’accord avec lui autrement que par des insultes, et l’insulte avait tendance à le renforcer de façon énervé dans ses positions, dans sa colère. La discussion qu’on a mis en place lui a permis de réfléchir, de faire son examen de conscience, je ne dis pas que c’est une solution politique puisque c’est un film particulier, sur une personne. Il n’était pas question de faire un manuel de lutte contre le Front National. Notre projet de départ n’était pas de le faire évoluer mais la discussion apaisée a permis cette évolution.
Réalisé par Etienne Chaillou et Mathias Théry – 1h36 – FRANCE- En salles le 5 février (Nour Films)