Premier long métrage de la cinéaste franco-sénégalaise Mati Diop, Atlantique a créé l’événement depuis l’obtention du Grand Prix de la dernière édition cannoise et voyagé par la suite à travers les festivals du monde entier. Un certain Barack Obama l’a même classé dans son palmarès des meilleurs films et séries de l’année 2019. Savoureux. Comme le décrit Mati Diop, Atlantique est un film sur la jeunesse dakaroise disparue en mer, vue à travers le prisme de celles qui restent. Un film qui confronte plusieurs registres et thèmes, comme le drame social de l’émigration clandestine et la mythologie sénégalaise. Entre réalisme et fantastique, Atlantique crée un territoire visible et invisible, aux confins des mondes.
La réalisatrice et son co-scénariste, Olivier Demangel, étaient invités à la 2e édition des Ateliers de l’Atlas, organisée par Rémi Bonhomme dans le cadre du Festival International du Film de Marrakech. Ils ont échangé pendant plus d’une heure sur leur façon de travailler, ensemble et séparément, de l’écriture du scénario à la post-production du film, avec un objectif : figurer l’absence de ceux qui sont partis en mer. A quelques jours de la sortie du film en DVD (février), FrenchMania vous livre le contenu de cet échange professionnel en deux épisodes.
Épisode 1 – Genèse, politique et poésie
Comment vous-êtes vous rencontrés, et à quel stade du projet ?
Mati Diop : Atlantique est une sorte de monde à l’intérieur duquel des personnages permettent d’aborder plusieurs thématiques tangibles. J’avais besoin de quelqu’un pour, d’une part, m’aider à structurer la matière que j’avais accumulée depuis plusieurs années, et, d’autre part, accompagner l’ambition que j’avais pour le projet. Outre le fait que le courant soit bien passé entre nous quand nous nous sommes rencontrés, quand Olivier (Demangel, NDLR) a fait référence à Solaris – le roman de Stanislas Lem plus que le film d’Andreï Tarkovski – à la lecture du traitement du film, je me suis dit qu’on allait facilement se comprendre parce qu’il y a aussi dans Atlantique ce rapport à la fois organique, mental et plastique à l’océan. Notre collaboration a commencé à distance, j’étais à l’époque en résidence aux États-Unis et Olivier était à Paris. Je trouvais intéressant qu’il ne connaisse pas le Sénégal car j’estimais avoir accumulé suffisamment de matière pour faire le film. C’est une démarche singulière dans la mesure où le film est tourné intégralement à Dakar et en langue wolof. Engager un travail entre des territoires différentes n’a pourtant pas été simple. Cette distance, ces allers et retours, m’ont toutefois permis de me confronter seule à la matière. C’était à la fois très angoissant et très stimulant. J’étais dans un rapport semi-conscient au film : je faisais beaucoup de rêves et je me réveillais la nuit avec des visions très fortes…puis, quand je me réveillais il n’y avait plus rien. Ces différentes étapes de maturation d’un projet sont extrêmement importantes, elles permettent au film de se déployer. Le travail de co-écriture avec Olivier a duré trois ans, mais de mon côté je travaillais sur le film depuis de nombreuses années déjà : j’ai réalisé en 2009 le court métrage Atlantiques dans lequel Serigne, un jeune dakarois, racontait au coin du feu son odyssée clandestine vers Barcelone.
Atlantique est la jonction entre un cheminement personnel et un projet de cinéma, pouvez-vous revenir sur la genèse du film ?
Mati Diop : Le film est dédié à une certaine jeunesse disparue en mer. Je suis née, j’ai grandi et je vis, toujours aujourd’hui, à Paris. L’immigration fait partie de mon histoire familiale et de mon identité. A la fin des années 2000, alors que cela faisait des années que je n’étais pas allée au Sénégal, j’ai eu besoin d’y faire un retour. C’est à ce moment là que j’ai décidé de “réengager” mon cinéma à Dakar, pour réinvestir mes origines sénégalaises et ce pays d’une certaine manière. A ce moment-là, précisément, des jeunes dakarois fuyaient massivement vers l’Europe. Cette collision a fait naître le film. Il y avait aussi une urgence à réagir à ce qu’il se passait. En tant que cinéaste, j’ai eu envie de mettre à profit le cinéma pour parler d’une situation qui me troublait. Il me semblait fondamental également de redonner la parole aux premiers concernés puisque les médias étaient presque exclusivement les seuls à s’exprimer sur cette cette situation. Il s’agissait de sortir l’immigration d’un simple sujet d’actualité auquel il était ramené sans cesse. Après avoir réalisé le court métrage Atlantiques, j’avais encore des choses à dire, à écrire, des histoires à raconter, à la fois du point de vue de ceux qui partent et de celles qui restent. Plusieurs questions se sont très vite imposées et ont largement façonné nos échanges avec Olivier : comment parler des disparus en mer ? Comment filme-t-on l’absence ? À partir de qui ? De quels éléments ? Comment ? Le printemps dakarois (manifestations qui ont poussé Abdoulaye Wade, alors Président de la République Sénégalaise, à ne pas briguer de 3ème mandat présidentiel en 2012, NDLR) a eu lieu quelques mois après les printemps arabes. Ce soulèvement populaire m’a beaucoup touchée puisqu’il arrivait à un moment où je me posais des questions sur la pertinence de parler de ce chapitre longtemps appelé par les Sénégalais « Barcelone ou la mort ». C’était un sujet absolument saturé au Sénégal et tous pensaient avoir tout dit sur le sujet, avoir tout expliqué sur cette situation alors que tout montrait l’inverse. Plus les médias en parlaient, plus mon désir de relater des réalités différentes grandissait. Pour ne pas enfermer toute une jeune génération dans le drame des traversées migratoires, j’ai décidé d’en parler du point de vue des vivants. Cette force vitale qui est celle du printemps dakarois a eu un effet considérable sur moi, elle m’a en quelque sorte contaminée. C’est cette situation insurrectionnelle qui m’a mise au travail : j’ai décidé de brancher mon cinéma à la fréquence de cette insurrection populaire.
En tant que cinéaste, j’ai eu envie de mettre à profit le cinéma pour parler d’une situation qui me troublait.
Mati Diop
Dans les premières séquences du film on voit des ouvriers construire une ville du futur dans laquelle ils n’auront pas leur place, représentée par une tour en 3D. Quelles sont les intentions esthétiques et politiques du film ?
Mati Diop : Il a toujours été question, dès le départ, de planter le décor dans un chantier avec des ouvriers impayés. Il est toujours complexe dans un film, de relater le contexte géopolitique précis dans lequel il s’inscrit. L’enjeu n’est pas d’être didactique. Cette situation – des ouvriers impayés construisant une ville du futur dans laquelle ils n’auraient pas leur place – me permettait de dresser des éléments de contexte de façon très concrète et pragmatique. Cette tour en 3D est inspirée d’un projet pensé par Abdoulaye Wade et Mouhamar Khadafi et qui devait voir le jour dans les années 2009. Les plans de cette tour que j’ai découvert plus tard, montraient une pyramide noire de plus de 200 mètres de hauteur inspirée de l’architecture de Dubaï. Ce qui m’a choquée quand j’ai découvert le projet, c’est que des milliards de francs CFA étaient dépensés pour construire un projet luxueux qui ne pouvait bénéficier bien sûr qu’à une poignée d’individus alors que toute une jeunesse désœuvrée disparaissait en mer, sacrifiée. Ce qui m’a également frappée, c’est que cette pyramide noire ressemblait à un monument aux morts : cette tour avait une dimension funeste, qui avait échappé à ses initiateurs. Au moment où nous écrivions, la ville nouvelle de Diamniadio voyait le jour : un quartier destiné à la vie haut de gamme, construit par des ouvriers qui n’y auraient pas leur place. Cette ville futuriste et cette tour nous ont permis en l’espace de quelques minutes de faire exister le passé, le présent et le futur du Sénégal dans une seule et même séquence. Cette tour est un mirage, celui des Indépendances, du panafricanisme et du capitalisme.
Olivier Demangel : Le film s’inscrit clairement dans le contexte de ce printemps dakarois, et le processus d’écriture politique du film a été un travail extrêmement intéressant. Dans les premières versions, le film se terminait par une émeute, celle des filles. Nous avons réussi progressivement à dépolitiser “frontalement” le récit si je puis dire. On se disait qu’il y avait davantage de politique dans un film comme Rambo par exemple, alors que c’est un film d’action et un divertissement, que dans tout film prétendument politique. En relatant un conte humain, à travers le parcours de personnages assez simples qui vivent une histoire d’amour, on sentait qu’on ferait quelque chose de plus politique. La tour est arrivée assez tardivement dans l’écriture du récit, au bout de plusieurs mois de travail. Elle symbolise cette métaphore politique.
Quelles relations voyez-vous entre ce qui est écrit et ce qui est montré, entre ce qui relève de la représentation et de l’irreprésentable ? Quelle image substituer à la personne manquante ?
Mati Diop : Atlantique est un film sur la hantise, sur l’idée que les fantômes naissent en nous, que nous les créons aussi. Les questions pendant l’écriture du film étaient les suivantes : Comment les garçons sont-ils morts en mer ? Comment les faire revenir ? Je me souviens qu’il a été question à moment de faire revenir les garçons en chair et en os : ils sortaient de l’océan tout habillés et erraient, trempés, dans les rues de Thiaroye avant de s’asseoir sur le lit des jeunes filles pour leur raconter le naufrage. J’avais envie de jouer sur différents registres et ça a toujours été délicat de trouver le bon curseur, le subtil mélange entre les genres. On est même par exemple, à la limite du film Z dans les scènes où les filles sont possédées. Ce qui servait le propos du film était surtout la possession des corps féminins. Ça nous permettait de demander si, au fond, tout ceci n’était pas une hallucination collective.
Olivier Demangel : La possession est arrivée suite au visionnage de vidéos d’envoûtement que nous avons regardées ensemble avec Mati. Il y a certes du cinéma de genre à l’intérieur du film, mais il est avant tout ancré dans certaines réalités sénégalaises. La possession, la présence des esprits, ce sont des choses qui ne sont pas en dehors de la société sénégalaise, au contraire, elles font partie de la vie des gens, elles sont réelles. Il n’y a pas non plus de différence entre le visible et l’invisible, les deux cohabitent. Cette tension me semble extrêmement intéressante pour questionner l’irreprésentable.
A suivre…
Rencontre animée et retranscrite par F. Clémentine Dramani-Issifou.