Dans 2 automnes et 3 hivers de Sébastien Betbeder, elle s’imposait comme l’un des nouveaux visages d’une jeune génération de cinéma en plein éveil. Quelques années plus tard, c’est en géniale actrice burlesque qu’elle nous apparaissait dans la savoureuse comédie romantique d’Erwan Leduc, Perdrix. Depuis Maud Wyler a imprimé sa présence trouble et singulière, cette ardeur mêlée de pudeur, au sein du cinéma français, de Nicolas Pariser (Alice et le maire) à Aurélia Georges (La Place d’une autre) en passant par la série (Mytho, Mixte). Avec Toi non plus tu n’as rien vu, film de Béatrice Pollet inspiré d’un fait réel, elle donne une incarnation vaporeuse et ancrée au personnage de Claire Morel, emmenée devant les tribunaux pour un déni de grossesse. Rencontre aux Arcs.
Comment Béatrice Pollet vous a-t-elle présenté Toi non plus tu n’as rien vu ?
Maud Wyler : Béatrice m’a parlé du Procès de Viviane Amsalem de Shlomi et Ronit Elkabetz. On a très peu parlé du sujet du film, le scénario est assez clair là-dessus. Il y a beaucoup de premières prises dans le film, il y a quelque chose d’un peu blanc comme le personnage de Claire Morel. J’ai fait exprès de ne rien lire sur le sujet pour être au plus proche de sa naïveté, de sa sincérité. Le film parle d’un secret, du secret du corps. Le cinéma est un outil génial pour rendre compte de ce type de relations, de ces non-dits. Béatrice a écrit le rôle en pensant à moi. Elle m’a parlé d’une scène d’un film dans lequel j’ai joué qui s’appelle Le Combat ordinaire. C’était incroyable qu’elle me parle de cette scène là parce que je venais d’apprendre que j’étais enceinte. Cette clairvoyance, cette écoute m’ont fait penser que le travail allait être important. J’ai le sentiment que la direction d’acteur, c’est l’écoute et le regard. On ne sait jamais comment il faut jouer, c’est ça que nous accorde encore le cinéma, à contrario d’un travail pour la télé ou pour les plateformes où il faut rassurer le propos. Dans le cinéma, on peut se permettre de moins savoir, d’élargir. Le silence peut être narrateur.
Comment joue-t-on cet état de sidération éprouvé par votre personnage ?
Maud Wyler : Béatrice vient du documentaire, elle avait huit ans d’interviews et voulait rendre compte de la manière la plus juste possible de la parole de ces femmes qui sont devenues assez proches d’elle. Avec ce personnage, il fallait lâcher prise, il fallait établir un relais entre le conscient et l’inconscient. Il y a un moment où Claire pense que les évènements se sont passés comme ça et puis à un autre moment, elle n’est plus sûre de savoir, de ressentir. Il y a une bascule, quelque chose s’ouvre, comme un vide sous ses pieds, à l’intérieur d’elle. Béatrice à enlevé cette phrase que disait mon personnage, qui évoque La Mouette de Tchekhov : « Il faut m’achever ». Il y avait quelque chose dans le jeu où il fallait ne plus savoir.
Ça n’est pas trop déroutant d’avoir à jouer cet état de flottement ?
Maud Wyler : Si, parce que tu plonges dans quelque chose d’assez inconscient et donc tu en arrives très vite à tes propres résonances intimes. Tu te retrouves à avoir de nouvelles vibrations, à ressentir les indices de choses assez secrètes qui ne sont pas évidentes à analyser. Peut être que les gens qui font de la méditation explorent cette zone-là. Ne pas savoir, est déjà quelque chose que j’aimais dans le jeu, c’est mon sel. C’est l’endroit ou ça s’invente, ça écoute, c’est trop agréable. Là, je pouvais le faire d’autant plus qu’il y avait de la bienveillance. Le film envisage la maternité comme un choix et non comme un instinct. La question se pose et n’est pas résolue. Ce grand truc naturel où on te dit que quand tu deviens mère tu sens ton instinct. Pardon, mais quand tout à coup tu as une petite personne à côté de toi, tu dois la rencontrer parce que tu ne sais rien d’elle. L’enfant est peut être plus proche d’un instinct primaire. Mais toi, à l’âge que tu as, tu es déjà rodée à l’exercice du rapport social. La rencontre a lieu et elle est plus ou moins heureuse. Le féminisme permet de dire que ce n’est pas
une évidence. C’est une chose assez neuve, ça concerne la toute jeune génération. Avec mon métier, je fais l’exercice d’éprouver d’autres subjectivités que la mienne, de prendre d’autres prismes.
Multiplier les points de vue, les subjectivités par le jeu c’est une manière de mieux vivre sa vie, d’avoir une connaissance plus complexe du monde ?
Maud Wyler : En vérité, tu passes très peu de temps à jouer quelqu’un d’autre. Mais le rapport au texte, à une altérité… Cet échange là donne du sens. Mais ce métier est aussi un métier de chien. C’est comme en amour. Roland Barthes dit qu’être amoureux, c’est être celui qui attend. Etre actrice, c’est ça : tu attends qu’on tombe amoureux de toi et le présupposé c’est que tu dois déjà être en amour avec des gens et des histoires que tu ne connais pas. Le rapport de force est complètement niqué !
Ça ne vous est pas arrivé souvent d’être dans une autre relation que celle d’un rapport de force avec un ou une cinéaste ? De trouver une sorte d’équilibre, d’égalité.
Maud Wyler : Si mais parfois j’essaye même insolemment en disant : “Non attendez, j’arrête, ça me blesse“. A mon avis, le débat Metoo n’a pas vraiment eu lieu tant que l’on ne parle pas de ces zones grises de jeu. Ce qui me passionne c’est le rapport humain, de quoi on est fait, et comment on vit.
Pourquoi selon vous Metoo n’a pas eu lieu ?
Maud Wyler : Je trouve que le débat n’a pas eu lieu. Je le trouve binaire, pauvre. Tant qu’on ne va pas dans les zones d’ombres liées au cinéma et à un plateau de tournage… La direction d’acteurs, ça peut s’appeler aussi manipulation. C’est très compliqué d’en parler. J’ai envie de parler de choses dont on a pas le droit de parler et puis tant pis si ça foire, je ferai autre chose. J’ai besoin de passer par cette expérience du réel. En parler, dire les trucs qui fâchent c’est pouvoir faire attention quand tu es sur un plateau et qu’une jeune actrice arrive parce que l’actualité nous fait dire que l’impunité existe toujours.
Tu penses aux Amandiers ?
Maud Wyler : Oui mais pas seulement, c’est maboul quand tu mets les mains dedans et que tu te mets à écouter les retours de tournage. Ça ne va pas du tout. Comment on fait pour travailler sereinement sans avoir à botter en touche pour ne pas se retrouver isolée ? Vieillir est passionnant pour ça, en tout cas en étant une femme. J’ai eu 40 ans il y a deux jours, je le célèbre. Mais c’est une question qui me trouble quand même. D’ailleurs, je ne sais même pas si ça a à voir avec l’âge. C’est juste que je me permets plus de dire, de refuser de rigoler aux blagues dégueulasses. C’est quelque chose qu’on s’autorise soi-même et qui a à voir avec l’auto-censure et la peur.
Est-ce que le fait de tourner avec une femme change ?
Maud Wyler : Ce que je peux dire de manière très exacte, c’est que la légitimité de la réalisatrice est beaucoup plus compliquée au plateau. Quand elle va demander quelque chose, elle ne va pas le demander une fois mais dix fois. Elle va devoir argumenter. Elle va devoir faire preuve d’une très grande diplomatie. Tous les outils de pensées, d’humour, de rhétorique qui doivent être déployés juste pour faire un plan avec un homme qui va dire “Je veux ça“… Je vois une très grande différence, même si évidemment ça dépend aussi du degré d’expérience, de notoriété mais c’est très genré.
Tu as vu Saint Omer qui est aussi un film qui interroge la maternité ?
Maud Wyler : Oui, ça fait écho. Ce qui est très fort dans Saint Omer, c’est la parole de l’avocate de la défense. Aurélia Petit qui joue cette avocate m’a dit que c’était proche de ce que l’avocate avait plaidé. Sur le fait d’être mère, on sent bien qu’il y a une chose tellement indicible. Nicolas Maury m’a demandé une fois : “C’est quoi être mère ?“. Je lui avais lu un passage de Journal de jeunes mariés de Balzac où l’enfant d’une des protagonistes est malade. Il raconte une nuit passée avec l’enfant malade, l’état dans lequel la mère se trouve, la manière dont elle doit le protéger. Il faut avoir vachement d’idées quand tu es mère. Ce rapport à cette inquiétude est très troublant. Saint Omer fait vibrer cela. C’est quoi être mère ? À quoi cela t’engage ? Et comment parfois ça se passe pas ou ça se passe mal. Le personnage a peur qu’il arrive la même chose à sa fille. Tout ce qui ne se conscientise pas en psychanalyse se transmet.
Toi non plus tu n’as rien vu lie le déni de grossesse à quelque chose de l’ordre de la contagion entre femmes de plusieurs générations, comme un fil secret qui les relierait.
Maud Wyler : Oui, ce sont les loyautés fantômes. C’est assez vertigineux. Les Anglais et les Allemands sont très avancés là-dessus par rapport à leur histoire, la question de l’épigénétique : qu’est-ce qui est transmis par les cellules, par la mémoire du corps ?
Dans Saint Omer, Alice Diop ouvre son film sur une citation à Marguerite Duras. Le titre du film de Béatrice Pollet y fait aussi référence.
Maud Wyler : Quand un film met du temps à se faire, à se financer, des passerelles fantômes se mettent en place. Je me souviens de ce que Duras avait pu écrire sur l’affaire Grégory. Ce qui n’allait pas c’est que c’était un édito dans Libé. C’est dangereux parce que tu le colles à du journalisme or son texte avait à voir avec la littérature. Tu vois bien toute la limite. C’est pour ça qu’il faut protéger l’endroit de la création pour qu’on puisse élaborer des pistes dérangeantes, ce que ne peuvent pas faire le journalisme, la politique. Parlons des monstres. Pour en revenir au débat Metoo, j’ai l’impression de ne pas avoir assez accès à la parole des monstres en tout genre.
D’autres films vous ont marqué cette année ?
Maud Wyler : J’ai vu Les Pires de Romane Gueret et Lisa Akoka. J’ai trouvé le film juste sur l’endroit du jeu, sur ce que ça engage, jusqu’à quel point tu t’offres. Le film traite du casting d’enfants qui sont dans une grande précarité qui sont les « pires » de la cité de Saint-Omer d’ailleurs et à quel point le cinéma fait son beurre de cette réalité. J’ai adoré Pacifiction pour sa liberté, sa nuance. La caméra peut rester sur Benoit Magimel, tu le suis au millimètre et tu profites de ça en tant que spectateur, de cet endroit de liberté, de respiration. C’est assez magique.
Quels sont vos projets ?
Maud Wyler : Je suis très reconnaissante à la directrice de casting Aurélie Guichard qui m’a fait jouer la fille de Catherine Deneuve pour un film sur la famille Chirac. Je joue « la fille cachée » des Chirac, Laurence Chirac qui était une jeune fille anorexique. C’est une comédie avec beaucoup de respect. Catherine Deneuve est vraiment une pure alliée du cinéma. Au plateau, c’est quelqu’un qui est complément au service du propos du réalisateur, qui est presque comme un bon petit soldat. Ça peut paraitre péjoratif mais elle y va aussi avec toute sa singularité, sa subjectivité et son intelligence.
Vous étiez intimidée ?
Maud Wyler : J’étais très curieuse, la joie l’emportait. J’ai été intimidée quand je suis sortie du film. Elle avait une telle sincérité. Ce qu’elle engageait à chaque prise m’a troublé. Son émotion était palpable. C’est quelqu’un qui risque à chaque fois quelque chose. C’est une grande cinéphile, elle réactive constamment son travail. Elle a l’intelligence de voir que l’acteur est aussi par son prisme scénariste, réalisateur. Comme c’est quelqu’un d’humble, elle ne le fait pas valoir. J’ai aussi joué dans un film de Guillaume Nicloux où j’incarne la fille de Fabrice Luchini que j’avais rencontré dans Alice et le maire de Nicolas Pariser. Ce sont des gens qui savent absolument leurs textes et en même temps ils écoutent, ils ne sont pas en train de valoriser leur image. Je vais aussi faire du théâtre. J’ai crée en Belgique avec une troupe belge une adaptation d’Hedda Gabler d’Ibsen que je vais reprendre à l’Odéon aux ateliers Bertier aux mois de mai et juin.
Avez-vous toujours pour projet de faire un film dans la même veine que Sois belle et tais-toi de Delphine Seyrig (1977) ?
Maud Wyler : Bien sûr. Et de plus en plus. Sauf que j’ai un problème de légitimité. Ce qui est intéressant dans Sois belle et tais-toi c’est qu’il y a Carole Rossopoulos et Delphine Seyrig. C’est parce qu’elle a une très grande complicité et empathie pour les comédiennes qu’elle filme qu’elle arrive aussi à avoir cette qualité de parole dans leurs réponses. C’est un argument que ce soit une actrice qui interroge d’autres actrices. Mais j’ai un problème de légitimité dans le sens où je ne me crois pas du tout réalisatrice. Si je fais ça, je veux le faire avec du respect.
Toi non plus tu n’as rien vu de Béatrice Pollet, en salles le 8 mars 2023