Comédien puis réalisateur autodidacte, le Belge Nabil Ben Yadir s’est fait connaître du grand public avec son premier long métrage, Les Barons, en 2009. Il enchaîne avec un film historique, La Marche, qui relate la première “marche des beurs” en France dans les années 80, avec, à l’affiche Olivier Gourmet, Tewfik Jallab, Hafsia Herzi et Jamel Debbouze. En 2022, il s’est emparé du premier crime homophobe officiellement reconnu en Belgique pour réaliser Animals, film-choc et important. Rencontre.
À quel besoin ou quelle urgence de cinéaste et de citoyen répond un film comme Animals ?
Nabil Ben Yadir : Vue la violence du sujet et de ce que cela raconte, l’urgence est impossible. Il faut prendre le temps de la réflexion. C’est quelque chose qui vous travaille beaucoup. Qui vous obsède. En lisant l’article relatant la découverte du corps de Ihsane (Brahim dans le film, NDLR), de ce que ses meurtriers en ont fait, en voyant qu’aucun d’entre eux n’a montré une once de remords, je me pose la question de la naissance des monstres. Question qui est vraiment le point de départ de ce projet. Après j’ai envie d’en faire un film. Je sais que cela va être un long chemin de croix, compliqué. Mais je ne lâche pas l’affaire. Je décide que ce film sera la prochain et que je ne ferai rien d’autre avant de l’avoir fait. Le financement s’avère compliqué. Mais je n’abandonne pas. Et puis vient la rencontre avec le père de Ihsane, la victime. Et cela me conforte dans l’idée d’aller au bout du projet.
Comment s’est déroulée cette rencontre ? Qu’a-t-elle apporté dans votre travail ?
J’ai découvert le calme de cet homme. Sa force tranquille. Moi qui, face à cette histoire, n’était qu’énervement. Nous avons parlé ensemble de mon désir de ne pas éluder la violence. De la montrer. Et cela a été d’ailleurs l’une de ses conditions. Il m’a enjoint à ne pas passer à côté du sujet. Parce que personne ne pouvait imaginer ce qui s’était passé au cours de cet assassinat. Les mots ne seront jamais pour moi plus forts – en tout cas dans ce cas de figure – que les images. Il fallait réfléchir sur la représentation de la violence. Moi en tant que cinéaste et ce père qui me rappelait que, sans ces images, le film et le projet n’auraient aucun sens. Lors d’un débat, un des spectateurs, qui avaient vécu lui aussi un début de lynchage, nous a reproché un film insupportable. Et le père de Ihsane lui a répondu « imaginez-vous faire un film supportable ». Ce drame est considéré en Belgique comme le premier crime homophobe. D’autres hélas ont suivi. Pires encore. Des films se préparent. Et je
crois que le cinéma sert à cela. Il parle à un maximum de personnes. Certains rejetteront Animals. C’est légitime. Même normal. Mais envisager être dans le suggestif, de passer par l’ellipse, était impossible pour moi.
Le film est divisé en trois parties. La dernière se déroulant après le meurtre en se focalisant sur l’un de ses assassins. Qu’est-ce qui a motivé ce chapitrage ?
Il y a un lien. La première et la troisième partie sont des films miroirs. D’abord il s’agit de deux fêtes. De deux personnes qui, à ce moment-là, n’y ont pas leur place. Qui ont un secret. Totalement différents. Cette construction était une réponse à la question centrale de ce que raconte le film. Évoque-t-il les dernières heures de Brahim ? Ou les premières heures de Loïc. Évidement il raconte les deux. Mais s’achève sur la naissance d’un monstre. Loïc. Un jeune homme dont on n’imagine pas qu’il aurait pu faire cela. Or il est celui qui porte les derniers coups. Je me pose la question, et je n’ai aucune réponse, de savoir ce qui le fait basculer. Comment, pour s’intégrer dans un groupe, il devient ce groupe. Il s’affirme en franchissant le pas de manière ultime. Les autres sont déjà irrécupérables. Lui le devient. Et c’est à ce moment que pour moi il devient un monstre. Je trouvais intéressant de changer de point de vue. Bien sûr c’est perturbant. On m’a dit que j’abandonnais Brahim. Mais ce sont eux qui l’abandonnent. Moi je continue l’histoire sans jamais l’oublier. Il est présent. Il hante le corps de Loïc.
Dans la première partie, vous évoquez l’intimidation dont aurait été victime le petit ami de Brahim par le frère de celui-ci. Mais vous tenez cette partie du récit hors champ. Et du coup l’amant de Brahim également. Pour quelles raisons ?
Comme je ne lâchais pas Brahim depuis le début du film, il était impossible de faire entrer son amant dans l’histoire. Car si je le voyais, Brahim aussi. Or, il ne devait y avoir dans mon idée aucun contrechamp dans cette première partie. Être avec Brahim, c’était l’expression de ma radicalité de metteur en scène. De même que nous découvrons ses futurs bourreaux avec lui. Je ne les filme pas une heure avant. En plus je trouvais intéressant de suggérer ce secret. On ne sait pas de quelle nature est celui-ci mais nous le comprenons au fur et à mesure. Au compte-goutte.
Comment avez-vous édifié le scénario avec votre coscénariste Antoine Cuypers ? Avez-vous rencontré des témoins, des amis d’Ihsane ?
Cela vient beaucoup des conversations avec le père. C’est un secret culturel chez nous. Je sais que tu sais. Tu sais que je sais. Mais on n’en parle pas. En fait on découvre que tout le monde est au courant. Et que personne n’en parle. Et que Brahim n’a pas le droit d’en parler. Et son frère, qui est une sorte de gardien du temple, l’incite à jouer le jeu du non-dit. Pour moi, le plus perturbant à ce moment-là, ce sont les regards et le silence de sa maman quand il essaie de lui en parler.
Quelles questions se pose-t-on au moment de mettre en scène ce film ?
En fait c’est assez simple. La représentation de la violence est une chose. Elle revêt ici toutes sortes de forme verbale, physique, celle du silence…Comment la filmer en est une autre. La mettre en scène signifie que chaque plan est une décision. Justifier ce que l’on choisit de filmer ou au contraire de ne pas filmer. Mais je n’avais pas forcément les réponses. En revanche, nous savions qu’ils avaient filmé avec leur portable.
Filmer ce martyr en portable le rend encore plus insupportable à regarder…
Je trouvais intéressant que le spectateur ait l’impression à cet instant précis d’être abandonné par le réalisateur. On n’est plus là. Il n’y a plus de cinéma. Plus de techniciens, de maquilleuses. Il n’y a rien ? C’est mal filmé. Et filmé vrai en même temps. Je n’avais aucune indication de cadre à donner aux comédiens qui jouaient les assassins. Je leur ai juste dit de ne pas réfléchir. Je leur laisse prendre le pouvoir. Et avec eux, le cinéma réel. D’ailleurs toutes ces scènes sont éclairées aux phares et aux lampes des téléphones. J’avais, au cas où, mis en boîte des plans larges où on les voyait filmer. Des inserts pour respirer. Mais respirer n’avait aucun sens. C’était encore plus violent car on donnait l’espoir du retour du réalisateur. La deuxième partie c’est pour moi du cinéma 2.0. Aucune structure ou crescendo. Bordélique. Le cinéma que l’on ne voit pas. Celui de Youtube, du darkweb, des exécutions.
Le procès n’apparaît d’aucune manière dans votre film…
Je ne le voyais pas dans ma narration. Mon film c’est un instant donné. Presque en temps réel. Il n’y a d’ailleurs pas de générique de début. On rentre tout de suite dans l’histoire. Il n’y a pas de contre champ. Pas de flash-forward. Pas de flash-back. J’aurais pu faire un panneau pour dire leur arrestation, les suites judiciaires. Mais j’arrivais dans un film de procès. Avec le risque qu’il phagocyte tout. On me le reproche parfois, me disant qu’il faut préciser comment tout cela s’est fini. Mais je n’ai pas à tenir par la main les spectateurs. Ce n’est un documentaire. L’information, ils peuvent la trouver. Mais je comprends leur besoin de se rassurer. De pouvoir se dire que, dans ce monde, ces bourreaux sont en prison.