Angela au pays des horreurs
Après la farce magistrale Bad Luck Banging Or Loony Porn, le cinéaste roumain Radu Jude continue d’autopsier la société libérale à travers une virée satirique dans Bucarest avec N’attendez pas trop de la fin du monde, Prix du jury au dernier festival de Locarno. Il faut bien attacher sa ceinture, côté siège passager, là où le réalisateur place sa caméra (et le spectateur), et ni une, ni deux, on embarque avec son impertinente héroïne, Angela, dans une épopée qui va s’avérer éprouvante. Assistante dans une boîte de production, sa mission du jour consiste à caster des employés qui se sont blessés sur leur lieu de travail et qui sont aujourd’hui en situation de handicap : Angela doit trouver le candidat idéal pour une publicité institutionnelle commandée par une véreuse multinationale autrichienne, tout en prenant des courses Uber. À cela, Radu Jude télescope la pellicule d’un autre film roumain, réalisé en 1981 en pleine dictature communiste de Nicolae Ceaușescu, Angela va plus loin de Lucian Bratu, l’histoire d’une chauffeuse de taxi, prénommée, elle aussi, Angela. Une double matière qui permet au cinéaste d’observer (avec le cynisme qu’on lui connaît) les liens entre le Bucarest d’hier et d’aujourd’hui, auquel il oppose une colorimétrie inversée, du noir et blanc pour l’époque contemporaine aux couleurs vintage des années 1970. Jude ralentit ces séquences insérées à son film pour mieux montrer la misère qui s’y cache et décortiquer l’exploitation systémique du communisme dictatorial au capitalisme actuel. Mais dans ce film de collage très Godardien, l’Angela de Bratu n’est pas le seul double du personnage principal joué par la fascinante Ilinca Manolache. Pendant son parcours mouvementé, Angela (notre assistante de production) s’évade en postant régulièrement des vidéos TikTok où elle arbore un filtre au visage d’homme qui lui permet de se créer un personnage d’influenceur masculiniste vulgaire, Bobita, débitant des horreurs sur les femmes. Tel un artisan, le réalisateur monte et démonte son film librement pour mieux interroger les images et leur sens jusqu’à nous faire endurer un plan fixe interminable d’une trentaine de minutes, sur le tournage du fameux spot publicitaire ignoble. Mais comme Angela, qui jure autant qu’elle ne cite Goethe, il fait déborder N’attendez pas trop la fin du monde de références diverses et parsemées, en gardant toujours un regard acerbe, drôle et désespéré sur la société moderne.
Réalisé par Radu Jude, avec Ilinca Manolache, Nina Hoss, Uwe Boll, Katia Pascariu… – 2h43 – En salles le 27 septembre 2023. Météore Films.