Le nouveau documentaire de Nicolas Peduzzi témoigne de différents états limites, ceux des patients en souffrance, ceux d’un hôpital en crise et de ces soignants à bout de souffle. Un film sensible et éminemment politique, porté par un jeune psychiatre hors normes, qui ose nous ouvrir les yeux sur des lieux et des personnes rarement regardées d’aussi près. Rencontre avec le réalisateur d‘État limite.
Comment avez-vous rencontré Jamal, ce psychiatre passionnant, filmé comme un personnage ?
Nicolas Peduzzi : J’ai rencontré Jamal, le docteur Abdel-Kader, pendant le confinement, période durant laquelle j’ai passé du temps à l’hôpital Beaujon. C’est un hôpital que je connais un peu de l’intérieur car mon père y a été transplanté dans les années 90. Et les médecins lui ont sauvé la vie. Je faisais des repérages pendant le Covid, c’était peut-être une excuse pour sortir de chez moi. Finalement, j’ai rencontré Jamal aux urgences. Au début, pensait que j’étais journaliste, à cause de la caméra que j’avais avec moi. J’ai dû lui expliquer que j’étais réalisateur. Il a accepté d’être un peu filmé, et j’ai pu observer sa façon très humaine de gérer les situations, le temps qu’il prend pour parler aux patients, mais aussi avec les institutions, comme la police. Il est le seul psychiatre senior dans l’hôpital à former des internes et à passer par tous les services. C’est un psychiatre de liaison. J’ai flashé sur le “personnage” comme vous dites. J’ai un peu laissé tomber ce que je filmais avant ça pour le filmer lui pendant deux ans et demi.
Et comment le lien s’est créé entre vous ? Est-ce qu’il a fallu s’apprivoiser ?
Nicolas Peduzzi : J’ai assez vite compris qu’il avait envie, et besoin, de partager sa pratique, parce qu’il est seul. La solitude, c’est compliqué, surtout vis-à-vis de ce qu’il fait. Il nous a ouvert les bras et les portes de l’hôpital. Jamal nous expliquait que pour certains patients, le fait qu’on soit là avec la caméra, pouvait aussi leur permettre d’exprimer d’autres choses, de se livrer et de se libérer. Certains patients sont très introvertis et pourtant, la caméra est devenue progressivement une alliée. Face à la caméra, une personne seule à l’hôpital pouvait enfin se sentir regardée. Le simple fait de poser un regard sur cette personne peut agir de manière thérapeutique.
Comme dans vos précédents films, Southern Belle et Ghost Song, on retrouve une personne en marge à laquelle vous donnez une ampleur romanesque. Jamal est seul dans sa fonction à l’hôpital, mais aussi dans ses convictions…
Nicolas Peduzzi : J’ai tout de suite senti cette grande solitude et cette façon un peu à part de faire les choses, même si ça peut lui coûter. Il est très humain et sans concession aussi pour la bureaucratie. Pour lui, c’est vraiment le soin et le lien avant tout, prendre son temps avec les patients même si c’est une heure, deux heures, trois heures… Il ne les compte pas. Pour faire ça, au sein de l’hôpital public, il faut être complètement idéaliste ! C’était difficile d’être confronté à sa désillusion au fur et à mesure du film, de se rendre compte de cette solitude et qu’il ne peut plus arriver à faire son métier comme il le souhaite. Et ce qui est assez particulier avec Jamal, c’est qu’il est né à l’hôpital. Ses parents étaient médecins d’origine syrienne, il a grandi à l’internat. Pour lui, l’hôpital est une famille. C’est très fort et en même temps c’est un peu à double tranchant.
Votre film fait un état des lieux alarmant de l’hôpital public. Il y avait dès le départ la volonté d’aborder la dimension politique des choses ?
Nicolas Peduzzi : C’est surtout ce qui m’a frappé en premier ! Cet enfant de l’hôpital public a grandi avec ses idéaux, mais se rend compte, petit à petit, des limites d’un système et d’une société qui détruit à la fois les corps des soignants, les esprits et les corps des gens. Voir ce jeune médecin plein d’humanité, ça m’a beaucoup touché.
Nous sommes au coeur de la psychiatrie, mais vous filmez aussi les angoisses et névroses des soignants. Vous observiez déjà les névroses humaines dans vos précédents films…
Nicolas Peduzzi : On a eu de la chance grâce à Jamal. Contrairement aux autres soignants, il est partout. Comme il est psychiatre de liaison, il s’occupe des urgences, mais aussi des autres services. Il parle aussi avec les soignants et s’occupe d’eux indirectement. Il est dans l’échange et la transmission, dans la pédagogie avec tout le monde. Donc Jamal fait vraiment le lien avec toutes les personnes dans l’hôpital. À un moment, il devient aussi réceptacle de leurs angoisses à tous.
Comment avez-vous accès à cette intériorité des personnes que vous observez ?
Nicolas Peduzzi : Ce sont des soignants qui sont presqu’au bord du burn-out, maltraités par les institutions. Donc, ils finissent par s’ouvrir. Ils dévoilent leurs doutes, leurs fragilités et leurs peurs. On voit cette jeune interne dans le film qui explique le choc que c’est de voir des gens faire des tentatives de suicides très graves. Ça m’a permis de me rendre compte en passant du temps avec eux, malgré les manques de moyens de l’hôpital public, à quel point en psychiatrie les internes, les médecins, les soignants, les aides-soignants et les infirmiers s’attachent aux patients. Et ça peut être traumatisant de perdre quelqu’un, de voir quelque chose de très grave ou des gens qui ont fait des choses extrêmement violentes. Chacun le vit différemment, il y en a qui sont anesthésiés et qui se protègent. Ils ont une façon de parler aux patients complètement différente de Jamal ou Romain. Mais Jamal, Romain ou Alice, ils sont touchés par les patients et ça, ça peut être terrifiant pour eux. Ça laisse des cicatrices, des failles, voire des blessures fortes.
Il y a ces moments magiques dans votre film où les jeunes font du théâtre ensemble. Dans Ghost Song, c’était la musique qui créait ce lien entre des personnes qui n’arrivaient plus à communiquer. Vous pensez que l’art, en tant que communication créative et artistique, permet une émancipation ?
Nicolas Peduzzi : C’est exactement ça. Moi, aussi, j’ai vécu un peu de l’intérieur la psychiatrie pendant quelques années. Tu luttes toute ta vie avec ta santé mentale, mais l’art permet des choses. Pour Jamal, le théâtre crée un lien immédiat, et ce n’est pas forcément dans la façon de le faire, mais ça peut être dans les échanges entre deux jeunes. C’est assez étonnant aussi de voir qu’ils jouent la scène de Roméo et Juliette, où il est question de suicide alors que ce sont des jeunes qui ont fait des tentatives très graves. Il y a une forme de jeu avec ça, comme une manière d’en parler indirectement, et Jamal en est conscient. Au-delà de ça, ce sont les amitiés qui se créent, les contacts, les regards… Et ça, ça n’a pas de prix. Ce sont des jeunes qui sont hyper isolés à cause de leur maladie. L’optimisme naturel de Jamal fait qu’il arrive à injecter de la joie et de la dérision pour casser les anxiétés. .
La présence de l’hôpital en tant que lieu, presque personnage, est très forte. Est-ce qu’on peut dire que vous faites un cinéma de territoire ?
Nicolas Peduzzi : Là, c’était important de montrer l’endroit, Beaujon. Je trouve que c’est un lieu qui est intéressant et qui ne va plus exister de la même façon parce qu’il va être vendu et fusionner avec un autre hôpital. Symboliquement, Beaujon représente, pour moi, quelque chose du système public français, qui était l’excellence. C’est un hôpital à la pointe. Tu as toujours des médecins exceptionnels qui soignent des maladies très rares. Pour moi, le lieu est un peu comme une montagne que Jamal gravit pour passer d’un service à l’autre. Je voulais situer ce lieu, montrer tous les étages, l’ascenseur, les attentes et le surplomb sur la ville de Paris. Ma mère, qui était photographe de guerre, est venue faire des photos. Elle a passé du temps à Beaujon dans les années 90 avec mon père là-bas, donc elle connaît l’endroit. C’est un endroit qu’on a toujours trouvé beau, avec cette architecture particulière…
Les lieux prennent une dimension symbolique, voire mythologique, non ?
Nicolas Peduzzi : C’est drôle car on pensait un peu à des personnages mythologiques en observant Jamal sur sa montagne. J’ai l’impression parfois de voir une sorte de personnage Marvel. Les super-héros touchent un peu à la mythologie, et finalement Jamal n’en est pas un. Il le dit lui même. Aujourd’hui ça parait extraordinaire dans notre société de prendre autant soin des autres, alors que Jamal fait, finalement, ce qu’un psychiatre devrait faire. Il est idéaliste, il a ça en lui. Mais il y avait l’idée de jouer avec la mise en scène, la musique, et avec sa blouse, comme une cape dans la nuit, façon Batman. On essayait de trouver des choses qui collait à sa personnalité.
Est-ce qu’il y avait un scénario ou le film est né du montage ?
Nicolas Peduzzi : C’était sur le vif. Après, on a passé beaucoup de temps à monter car nous avions beaucoup filmé. Nous avions des heures et des heures de rush, il y a des choses que l’on n’a pas pu mettre, par respect pour certains patients, ou parce que d’autres ne voulaient pas parler de choses plus intimes. On a respecté une certaine chronologie, la rencontre au début jusqu’à la fin du tournage.