Pierre Creton, ouvrier agricole et cinéaste, réalise des films (près d’une vingtaine à ce jour) en cultivant radicalement son jardin artistique. Hors des sentiers du cinéma, il sublime la nature, les bêtes et les corps des hommes. Son dernier film, Un Prince, sélectionné à la Quinzaine des Cinéastes 2023, se situe à la lisière entre le romanesque et le documentaire, le théorique et l’organique, le fantasme et le naturalisme, l’autobiographie et la fiction. Rencontre avec le réalisateur.
Quel a été le point de départ d’Un Prince ?
Pierre Creton : J’ai commencé à écrire le scénario pendant le confinement, mais je dirais qu’il s’est passé plusieurs choses en même temps. D’abord, avec Vincent Barré (coscénariste et comédien, NDLR), nous avons accueilli un jeune homme en apprentissage et on a dû prendre en charge ses cours en télétravail. Cette expérience m’a ramené à mon propre apprentissage, quand j’avais 15 ans. C’est un peu ça le vrai le point de départ. Et à la même période, je venais de commencer un nouveau travail dans une pépinière que j’ai dû quitter pour vivre pleinement le confinement. Ainsi, j’avais de nouveau le temps d’écrire et aussi de me mettre à mon compte comme jardinier. En fait, ce fut très propice pour moi.
Vous partez d’un récit naturaliste pour créer un conte. Comment est née cette idée ?
Pierre Creton : C’est assez nouveau pour moi ! Il est vrai que le prince est vraiment une figure de fiction. J’ai commencé par écrire un texte littéraire autour de cette figure absente dont les origines sont incertaines. Et comme j’ai obtenu une aide à l’écriture, j’ai fait appel à mes coscénaristes, Vincent Barré, Mathilde Girard et Cyril Neyrat. Ce sont eux, qui m’ont aidé à prendre la voie du conte.
Comment vous avez travaillé cette écriture à huit mains ?
Pierre Creton : Ce n’est pas la première fois que l’on travaille tous les quatre. Mais dans le cas présent, on a choisi d’écrire un genre de voix intérieure à chacun des personnages. L’avantage qu’on avait, c’était le temps, car le CNC m’a accordé deux ans pour écrire. J’ai proposé que l’on écrive tous l’histoire de notre point de vue personnel, comme quatre visions distinctes du même récit. Chacun a alors travaillé de son côté et on se réunissait tous une fois tous les trois mois, à Vattetot-sur-Mer. C’était un peu comme un rituel et puis, c’est une manière aussi de joindre le travail à l’amitié
La particularité, c’est que ces récits sont racontés par des acteurs en voix off : Grégory Gadebois, Mathieu Amalric ou Françoise Lebrun, et ce sont d’autres acteurs non-professionnels qui jouent les personnages – dont vous et Vincent Barré… C’est une idée de mise en scène qui était évidente pour vous ?
Pierre Creton : Ça, c’est quelque chose que j’avais déjà amorcé avec Va, Toto !. L’idée principale est de se dire que l’on se raconte des histoires, et même sa propre histoire, et d’imaginer que la voix avec laquelle on se raconte sa propre histoire n’est pas la même voix que notre voix physique. C’est comme si les personnages avaient une voix romanesque, et donc deux voix. Ils ont une voix sociale, et puis une voix intérieure, qui est plus intime.
Il y a beaucoup d’éléments narratifs proches de votre vie dans le personnage de Pierre-Joseph, quelle est la part d’autobiographie ?
Pierre Creton : En réalité, le film est vraiment entre l’autobiographie et le fantasme. D’ailleurs, ce serait même difficile pour moi maintenant de détricoter ce qui relève de l’un ou de l’autre.
En réalité, le film est vraiment entre l’autobiographie et le fantasme.
Mais cette vision hédoniste valorisant l’érotisme des corps et l’érotisme de la nature, c’est proche de votre manière de vivre, non ?
Pierre Creton : C’est une pratique de vie, oui. Les personnages, y compris le mien d’ailleurs, sont très proches de leur propre vie aussi. Finalement, ce n’est pas uniquement l’autobiographie fantasmée de Pierre-Joseph, mais celle de tous les personnages.
Il y a une volonté de montrer une liberté de désirer et d’aimer ainsi que des corps que l’on voit très peu au cinéma ?
Pierre Creton : Pour moi, le désir, est le moteur essentiel de la vie. Et je pense que c’est insaisissable, mais le cinéma a cette capacité de pouvoir le saisir. En même temps, chacun des personnages du Prince a avant tout sa part de solitude, même si aucun n’est complètement solitaire. Le fait, par la voix intérieure, de laisser une place à la pensée des personnages, ça nécessite quelque chose de la solitude. Puis, je suis persuadé qu’il faut passer par la solitude pour désirer et pour se rencontrer.
Votre cinéma est très organique et pourtant il apparait comme plutôt théorique dans le fond non ?
Pierre Creton : Je ne sais pas. Je filme l’organique, oui, car c’est le vivant qui s’installe. Et je crois que la théorie, il faut la laisser complètement de côté. Elle vient plutôt après coup. Il est vrai que certaines réflexions peuvent venir en amont avec l’influence d’un terreau qui peut être littéraire, cinématographique ou pictural. Mais il faut faire vraiment comme un jardinier, sans user de la métaphore. Et c’est Jean-Luc Nancy qui dit une chose très belle sur le mot de « paysan » : « Le paysan, c’est celui qui habite le pays et il n’y a pas que le cultivateur qui est paysan. » Celui qui cultive la pensée ou l’art est donc un paysan avec les notions que ça implique comme le temps, la patience. Pour mes personnages, aussi, comme je vis avec eux depuis longtemps, le temps, c’est la question d’Un Prince. C’est une histoire de désirs, d’amour et de relations qui durent dans le temps, et donc de mûrissement.
C’est important de casser les codes entre le documentaire et la fiction ? De faire du cinéma situé à la lisière des deux ?
Pierre Creton : De toute façon, j’ai toujours été sur cette lisière. Ça a vraiment pris forme avec Va, Toto !. Mais dès que j’ai commencé à faire des films, comme je n’ai pas fait d’école de cinéma, je ne savais pas très bien qu’il y avait le documentaire et la fiction. Ça m’a tout de suite permis d’être plus libre. Le cinéma, je l’ai d’abord découvert à la télévision. Je vivais à la campagne, donc nous n’y allons pas. Quand j’ai commencé mes études aux Beaux-Arts, j’ai pris une caméra et j’ai commencé à filmer. En m’emparant de cet outil, je ne pensais pas au cinéma, ça me paraissait trop impressionnant. Je voulais enregistrer la vie et la revoir. Enfin, pour moi, il y a quelque chose de la vie des fantômes dans le cinéma qui fonctionne d’une manière un peu magique.
Concernant les comédiens du film, ce ne sont que des personnes que vous connaissez ou il y a quand même un casting ?
Pierre Creton : Vous faites bien de parler de ça. Si on doit parler de cinéma, il y a des termes comme ça, très précis qui sont pour moi complètement en dehors de ma fabrication, comme casting, repérages, ou le « clap » (rires) ! Donc oui, ce ne sont que des personnes que je connais, parfois depuis très longtemps, parfois moins. Ce sont des amis, des voisins, des clients, mais ça a été beaucoup mes employeurs aussi. Il se trouve que j’ai fait mes premiers films, sur mon lieu de travail, avec mes employeurs et notre relation de maître/esclave.
Les métiers que vous exercez sont donc votre principale source d’inspiration ?
Pierre Creton : Oui, mais je ne le savais pas, au départ. Ce sont des choix de vie qui sont devenus une matière pour mes films. J’ai aussi volontairement exercé des métiers subalternes. Je ne me considère pas comme paysan, mais comme ouvrier agricole, car être paysan implique que l’on travaille une terre que l’on dirige. Et là, plus tardivement, je suis devenu jardinier, pour des raisons pratiques et économiques. Systématiquement, une fois que c’était enclenché et que les relations installées, ma machine se mettait en route pour envisager un film.
Ce sont des choix de vie qui sont devenus une matière pour mes films.
Nous n’avons pas encore abordé la place de la musique dans Un Prince. La bande originale accompagne les récits. Comment vous avez travaillé avec Jozef van Wissem ?
Pierre Creton : J’avais vu Jozef van Wissem en concert et j’ai eu de la chance qu’il accepte de faire la musique, après qu’il ait vu Va Toto !. On a reçu une partie de la musique avant le tournage, comme le film précédent, Le Bel Été, avec le groupe The Limiñanas. En écoutant la musique pendant le tournage, ça crée, je crois, quelque chose, entre nous. Ensuite, c’est déterminant au montage évidemment. Là, j’ai monté le film seul à partir de la musique qui était plus parcimonieuse, comme des pièces. On les appelait les « pièces princières ».
Ce prince donne son nom au film, mais c’est un personnage très mystérieux… Tout le monde parle de lui et il n’apparaît que dans la dernière partie. C’est par lui que le film prend une dimension mystique, presque fantastique ?
Pierre Creton : C’est un conte, mais c’est aussi une enquête. L’idée, c’était : comment traiter la figure absente ? Qui est ce personnage principal, qui est le titre du film, et qui n’apparaît qu’au bout d’une heure du film ? Comment arriver à le faire exister dans son absence et comment le faire apparaître de façon un peu saisissante ? Il est absent, mais raconté par chacun des personnages jusqu’à sa présence physique qui sont des retrouvailles. Il y a une chose qui est vraiment apparue au montage et qui n’était pas si claire à l’écriture, c’est la gémellité de Pierre-Joseph et de Kutta. Ce sont les deux enfants que Françoise a adoptés et ça a pris plus de consistance au montage. D’ailleurs, ça passe par les deux chiens. Ils en ont chacun un et n’ont pas du tout le même rapport avec leur propre chien. Le chien du prince est un chien abandonné alors que Pierre-Joseph est dans un rapport affectif au sien.
Vous avez réussi à créer le plus bel effet spécial artisanal dans une scène de transition où le passage du temps s’effectue uniquement par un changement d’acteur dans un lit. Vous pouvez nous parler de la fabrication de cette scène ?
Pierre Creton : Ma chance, c’est d’avoir trouvé Antoine Pirotte pour interpréter Pierre-Joseph jeune. Il est aussi le chef-opérateur du film. Donc, moi, je le filmais jeune et au moment de passer de l’autre côté, c’est lui qui filme son propre personnage vieux, donc moi. Les rôles s’intervertissent, pas seulement en tant que personnage, mais aussi derrière la caméra. Cette scène a été évidente à réaliser pendant le tournage. Et au montage, on a travaillé sur le son en interrompant le tic-tac.
Les rôles s’intervertissent, pas seulement en tant que personnage, mais aussi derrière la caméra.
Sur le tournage, laissez-vous de la place à ce qui peut survenir et à l’improvisation ?
Pierre Creton : Oui, c’est un peu comme une sorte de croyance, croire que des choses vont advenir d’elles-mêmes. Et elles adviennent, c’est ce qu’on essaie de saisir aussi bien dans la lumière que dans les mouvements ou dans les rapports des personnages, entre eux et leur parole. Les derniers mots du film, qui sont « Ça va, mon chien, ça va. », ce n’était pas un dialogue écrit et ce qui était beau, c’est un personnage qui ne parle pas et c’est seulement après sa mort, qu’on l’entendra, mais pour s’adresser aux bêtes. L’idée de la fin, c’est cette cabane qui est comme le Black Maria, le premier studio de cinéma d’Edison. Dans cette cabane dans la forêt, on voulait reconstruire un studio de cinéma pour réunir, dans cette vie des fantômes du cinéma, les vivants, les morts et les animaux, comme une sorte de communion entre cinéma et chamanisme.