La mort en marche
Trois corps fatigués assis sur leurs valises attendent sur un tarmac brûlé de chaleur. Nous sommes au Kampuchéa démocratique, en 1978, quelques mois après la prise de pouvoir par les Khmers et l’avènement au poste suprême de Pol Pot. Ont été invités à le rencontrer un intellectuel français, ancien camarade de l’autocrate sur les bancs de la Sorbonne et fervent défenseur de la proposition politique de ce dernier, une journaliste de radio française ainsi qu’un photographe (le toujours excellent Cyril Guei). Trois témoins qui vont d’abord subir le discours de propagande avant de questionner (ou non) la réalité se tapissant derrière lui. À la suite des déjà remarquables S21, La Machine de mort khmère rouge (2003) et L’Image manquante dix ans plus tard, le cinéaste témoin et contemporain du génocide de son pays, revient sur sa terre natale pour questionner une fois encore (mais pas une fois de trop) le mécanisme implacable et délétère d’une idéologie meurtrière. Adapté de faits réels ainsi que du livre d’Elizabeth Becker, Les Larmes du Cambodge : l’histoire d’un autogénocide (sous-titre discutable rajouté par l’éditeur français), le nouveau film de Rithy Panh relance le débat réamorcé il y a quelques mois avec la sortie de La Zone d’intérêt de Jonathan Glazer. Que voit-on ? Que ne voit-on pas ? Et par extension son corolaire : Quelle est la responsabilité d’un plan ? Que décide-t-on de montrer pour honorer la mémoire des victimes et proroger le devoir de mémoire ? Devoir qui n’a jamais été aussi menacé que par la montée en puissances des partis qui voudraient faire table rase de notre passé colonialiste et de notre lâcheté intéressée lorsqu’il s’est agi de détourner les yeux face à certains monstres. La réponse du cinéaste est la fois multiple et pertinente. Multiple car il alterne ici la fiction (avec en point d’orgue la rencontre finale avec Pol Pot qui est une preuve parfaite et glaçante du pouvoir de l’image scénarisée), le documentaire avec le recours à des images d’archives (propagande ou interdites donnant à voir l’étendue abyssale de la dictature khmère) et, enfin, le figuratif. Pahn a de nouveau recours à de petites poupées, employées pour pallier son refus revendiqué à filmer directement la mort. Des moments suspendus, poétiques et universels, qui témoignent sobrement, sans complaisance, et sont une façon probante de réfuter la problématique facilité du hors champ.
Ecrit et réalisé par Rithy Panh avec Irène Jacob, Grégoire Colin, Cyril Guei. Sophie Dulac Distribution. En salles le 5 juin. 1h52