Lacombe Lucien, Au Revoir les enfants, Milou en mai. Trois films emblématiques de Louis Malle, restaurés en 4K, sortent le 10 mai prochain sur les écrans de cinéma. Trois notes d’un accord parfait.
par Mathieu Guetta
Nous avions découvert ou redécouvert à l’automne 2022 six films parmi les premiers films de Louis Malle. Six films aux abords hétérogènes (construisant cependant une œuvre à postériori) qui constituent une recherche perpétuelle de sens et de forme, aboutissant au Souffle au cœur (1971). Louis Malle a mis pas moins de vingt ans à murir cette histoire fragile et sincère qui a, dit-il, « des allures de premier film, avec son côté autobiographique, nourri de personnages, de situations, de dialogues de mon adolescence ». Lacombe Lucien (1974), Au Revoir les enfants (1987) et Milou en mai (1990) sont faits du même bois, de la même matière intime et mémorielle. Le Souffle au cœur, lui, est le trait-d’union, l’ouverture d’une nouvelle période dans la filmographie de Louis Malle. Les trois nouvelles restaurations présentées en ce début de mois de mai en sont le point d’orgue, trois notes d’un accord parfait, trois traits esquissant le portrait du cinéaste, au travers des souvenirs liés à l’enfance, à l’occupation nazie pendant la guerre et à son origine sociale, la grande bourgeoisie industrielle.
“Lacombe Lucien (1974), Au Revoir les enfants (1987) et Milou en mai (1990) sont faits du même bois, de la même matière intime et mémorielle”
Louis Malle, dans ses entretiens avec Philip French, raconte que l’envie du film Lacombe Lucien naît pour la première fois en 1962. Il est en reportage en Algérie à la toute fin du conflit et se retrouve avec les derniers bataillons, pas les appelés mais les militaires de carrière et les services de renseignements. Il est effrayé par certaines grandes gueules sans conteste à l’extrême-droite et épouvanté par un jeune fragile et banal agent de renseignements – c’est-à-dire un homme rompu à l’exercice de la torture et qui, à ses yeux, incarne le concept de banalité du mal. D’autres évènements, au Mexique ou au Vietnam, vont raviver sa mémoire de l’occupation nazie. « C’est à peu près à cette époque que le souvenir personnel qui allait aboutir plus tard à Au revoir les enfants est revenu me hanter. J’ai pensé le tourner, mais c’était trop tôt, je n’étais pas prêt ! Pourtant je me suis dit que j’allais utiliser cette année 1944 comme cadre d’un film sur la collaboration – pas à un niveau élevé mais la collaboration ordinaire, en province, dans les petites villes » confie-t-il.
Louis Malle accède à des archives d’historien à Toulouse et surtout demande à rencontrer Patrick Modiano, l’auteur de La Place de l’étoile. Le savoir-faire de Louis Malle est à l’œuvre. D’abord le sujet, l’histoire, le scénario et déjà le décor pour l’inspirer. C’est lors de ses promenades à Figeac, où il tournera, que naît le personnage de France, la jeune femme, pianiste et cachée parce que juive, dont le collabo Lucien va tomber amoureux. Puis viennent les acteurs. La rencontre avec Pierre Blaise. L’acteur qui incarne Lucien est découvert après un long casting fait de beaucoup d’essais. Louis Malle sait qu’il a trouvé son personnage et se met immédiatement au travail de répétitions : « Pour commencer, j’ai procédé comme je l’avais fait dans Le Souffle au cœur. Pierre Blaise lisait des scènes et nous l’écoutions, Modiano et moi. Nous avons alors retouché le scénario, car lorsqu’il avait une difficulté avec une réplique, il avait généralement raison et nous tort. Il ne faisait pas que jouer un rôle, il me servait de conseiller technique pour ce qui avait trait à la vérité intérieure du personnage, ses émotions, son comportement » raconte-t-il. Ainsi se dégage du film une sensation très authentique. Louis Malle explique que le travail de montage s’est fait sur place, juste après le tournage, comme dans une bulle, et tous les enregistrements de bruitages et du montage son ont été faits sur les lieux du décor. Le film, terminé et projeté, a plutôt de bonnes critiques, mais très vite la politique va prendre le dessus et le film sera descendu, attaqué, vu comme une ode à la collaboration. Pire, une atteinte au mythe gaullo-communiste de la France résistante. Louis Malle se défend et s’en explique : « Je n’ai pas voulu faire seulement le portrait d’un traître. J’ai plutôt cherché à analyser un personnage complexe, dans toutes ses contradictions. Mais je n’ai absolument pas tenté de l’excuser ou de le justifier. Dans de nombreux cas, il a un comportement objectivement ignoble mais, il n’avait même pas, sur le plan culturel, les moyens de comprendre ce qui se passait. Lucien Lacombe fait partie de cette sous-classe qui finit par trouver une revanche sociale et des satisfactions de toute sorte, en collaborant avec des allemands et la Gestapo. Il serait complétement faux de prétendre que ce garçon avait les mêmes valeurs politiques et morales que les intellectuels. Il n’avait aucun sens de l’idéologie ».
“Le film, terminé et projeté, a plutôt de bonnes critiques, mais très vite la politique va prendre le dessus et le film sera descendu, attaqué, vu comme une ode à la collaboration…”
La polémique sur le film ne s’éteint pas et il faut probablement y trouver la raison de son exil de dix ans aux États-Unis où il tournera, entre autres, La Petite (1978) et Atlantic City (1980) avant de revenir en France et d’affronter le souvenir qui le hante et qui constitue la trame d’Au revoir les enfants. « C’est un titre épouvantable », pense le distributeur. Trois jours avant de commencer le tournage le film porte encore le titre Le Nouveau. Louis Malle résiste jusqu’à la dernière minute. Il avait déjà subi pareil chantage au moment de sortir Le Souffle au cœur. Ce sera Au Revoir les enfants ou rien car « c’était les dernières paroles prononcées par le père Jacques quand il a quitté le collège… c’était le souvenir que j’avais gardé de ce terrible matin ». Plusieurs autres scènes, liées à la rafle des enfants juifs cachés dans son pensionnat catholique, sont autant de souvenirs qui vont correspondre à l’aboutissement du film, la scène de l’officier de la Gestapo en civil dans la salle de classe, la scène de l’infirmerie, puis la scène de la cour. « Il y avait différentes manières de les traiter mais je savais que ces séquences-là ne changeraient pas. J’ai donc presque travaillé à reculons ». Comme un travail d’enquête, ou d’analyse. Il part du fait traumatique, de l’heure du crime et remonte le fil de l’histoire. Par exemple, qui a dénoncé les enfants ? Joseph, l’apprenti cuisinier renvoyé injustement par les pères ? Le film propose une réponse mais de son aveu, Louis Malle pense l’avoir inventée.
Les souvenirs sont ainsi faits. Ancrés parfois profondément, ils se heurtent à ceux des autres. Sans doute, Au Revoir les enfants est une œuvre intime où la dramaturgie prime sur le fait historique. Le film reçoit le Lion d’or à Venise en 1987 et d’autres nombreux prix. L’accueil critique et le succès en salles font pourtant regretter une seule chose à Louis Malle : « qu’un certain nombre de gens n’aient vu que la variation sur l’holocauste selon le point de vue d’un non-juif. Je pense que le film a bien d’autres dimensions. Pour moi c’est aussi le portrait d’un jeune homme, Julien, très proche du personnage du Souffle au cœur et j’ai volontairement mis l’accent sur les relations très passionnels qui l’attachent à sa mère » Louis Malle indique à la costumière que le seul rouge qu’il souhaite voir est la bouche de la mère de Julien : « J’avais même pensé à tourner en noir et blanc mais je me suis très vite dit que ce serait trop simple. Le souvenir visuel que j’ai gardé de l’occupation c’est qu’il n’y avait presque pas de couleurs. Je me rappelle en particulier que les murs du collège étaient blancs ou gris et que nous étions tous en bleu marine ; le béret le chandail et le short… tout était bleu. Les pères étaient des carmes et ils étaient en marron foncé. Il me semblait évident qu’il fallait faire le film en couleur mais que ce serait un film sans couleur ».
“Louis Malle, en mai 68, revient des Indes où il a tourné une longue série documentaire. Il découvre, encore sous le coup du décalage horaire, le Quartier Latin en pleine effervescence”
Son film suivant sera, tout au contraire, haut en couleurs et rouge vif, comme les cerises qui poussent à l’arbre d’une maison de famille ou comme la couleur du drapeau qu’on lève en chantant l’Internationale ! Le climat est printanier. Nous sommes en mai – et pas n’importe lequel, celui de l’année 1968 – dans une belle propriété viticole du Gers et la famille Vieuzac est réunie au grand complet autour de la défunte grand-mère qu’on n’arrive pas à enterrer en raison des grèves. Comme pour ses autres films intimes, Louis Malle va construire autour des ingrédients que sont le souvenir, le décor et le casting. Louis Malle, en mai 68, revient des Indes où il a tourné une longue série documentaire. Il découvre, encore sous le coup du décalage horaire, le Quartier Latin en pleine effervescence. Entre pavés et matraques, son côté bourgeois anar et esprit libre n’hésite pas. Les jeunes baby-boomers veulent jouir sans entraves, l’imagination au pouvoir et enterrer le vieux monde, Louis Malle bien que leur ainé, se reconnaît dans ces revendications. Appelé à participer au jury du Festival de Cannes, il viendra en annoncer sa démission à Truffaut, Godard et compagnie qui n’attendaient que ce dernier geste symbolique pour remporter la victoire et l’annulation. De retour à Paris, il se rend à la Sorbonne, à l’Odéon et dira à son ami Pierre Kast : « Voilà à quoi devait ressembler la Convention sous la Révolution ». Ce à quoi Pierre Kast répondra : « Oui, mais la différence c’est que sous la Convention les têtes tombent ». Toute la différence était là, en mai 68, personne n’a jamais risqué sa vie, pense-t-il. On peut se dire que la farce sociale, la comédie politique qu’il va imaginer dans le Gers, emprunte aux évènements de mai son côté carnaval, grande liesse et happening général ! Certes, il n’est pas très raccord avec la vision militante de mai 68, celle qui considère ce mois-là comme une répétition avant la vraie Révolution. Aussi, il vient de passer beaucoup de temps à accompagner les projections et le succès d’Au Revoir les enfants. Il écrit : « Par réaction, j’ai pensé à faire un film toujours basé sur des souvenirs mais dans le registre de la comédie. J’ai eu l’envie de faire le portrait d’un groupe social, en l’occurrence une famille, après la mort de l’aïeule et étant donné les lois sur les successions il était impossible de partager une maison. J’ai ensuite pensé qu’il serait intéressant de la placer au beau milieu des évènements de mai 68 ».
Au début, il pense même faire du personnage de Françoise, la petite fille de dix ans, le protagoniste principal. La vision d’une famille se déchirant l’héritage, à travers les yeux d’une enfant. Louis Malle ne doute pas que ce film eût été réussi tellement il est dans la veine de ses autres réalisations mais, justement, il a peur de se répéter. Il va plutôt aller chercher l’inspiration chez Tchekhov et composer un portrait multiple autour d’une pléiade d’acteurs. Il patine à l’écriture du scénario et va chercher Jean-Claude Carrière avec qui il n’avait pas retravaillé depuis Le Voleur. Il le sait très occupé et lui demande de lui consacrer un mois. Louis Malle débarque avec quatre-vingt pages d’un scénario dont toute l’exposition est trouvée mais où la fin n’est pas encore aboutie. « C’est une histoire qui le touche de près, plus que moi en un sens, dit Louis Malle à propos de son coscénariste. Il est originaire de cette région de France et connait donc bien la micro culture de ces familles. Il connaissait une foule d’anecdotes. Je tenais à ce que Milou aille pécher l’écrevisse. Alors il m’a dit : Je connais une façon, on glisse la main sous la berge du ruisseau, c’est là que se tiennent les écrevisses et elles vous pincent les doigts. Il m’a fourni une quantité d’autres détails qui ont enrichi l’histoire ». Mais sous ce vernis de film collectif et bon vivant, de farce entre drame familial et allégorie politique, Louis Malle ne manque pas de faire une fois de plus le portrait d’un homme, Milou, face à sa mère. Il n’est d’ailleurs pas interdit de voir en Milou le vieil homme qu’aurait pu devenir Louis Malle s’il n’était pas mort trop jeune. Louis Malle, Malle Louis, Milou nous a laissé, à soixante-trois ans, une filmographie riche, diverse et sublime qui s’étale sur quarante ans, et dont ces trois films, plus Le Souffle au cœur, en représentent la partie la plus intime, la plus secrète et la plus universelle.
*Citations extraites de “Conversations avec Louis Malle / Philip French” ; trad. de l’anglais par Martine Leroy-Battistelli – Denoël, 1993.