Une jeunesse déroutée
Il est des regards, au cinéma, qui transpercent davantage que d’autres. Voyez celui d’Adèle Exarchopoulos dans Rien à foutre : il est juste bouleversant de détresse muette, même quand il fait semblant d’être rieur ou blasé. Impossible, du coup, de la quitter des yeux ! Et pour cause : de tous les plans ou quasiment, la jeune actrice incarne ici Cassandre, 26 ans, une hôtesse de l’air dans une compagnie low-cost qui s’évertue à dissiper sa mélancolie dans une succession d’escales apatrides, de fuseaux horaires brouillés et de fêtes alcoolisées. Bien joué… et bien vu, surtout ! Car c’est bien l’ultra-moderne solitude de cette héroïne déroutée qui, d’emblée, fait décoller ce premier film français et nous donne envie d’embarquer. D’abord parce qu’elle encapsule comme rarement le désarroi de nombre de « millennials », vivant au jour le jour entre deux « shitty jobs » et moult désillusions. Ensuite parce qu’elle permet à ses deux réalisateurs, Julie Lecoustre et Emmanuel Marre, de dérouler un conte social tout à fait singulier.
En filmant au plus près le quotidien mécanique, aliéné, déjà fatigué de Cassandre, les deux cinéastes choisissent d’abord de nous interpeller sur la question du travail, on ne peut plus centrale (et douloureuse). Brouillant les pistes entre fiction et documentaire (nombre de leurs interprètes travaillent ou ont travaillé dans l’aviation low-cost), ils dressent alors avec grande pertinence le portrait d’une société déshumanisée, sans autres repères que le profit et le chacun pour soi, sans autres leitmotivs que le « carpe diem » et l’épate (nul hasard si Cassandre atterrit, in fine, dans le luxe illusoire de Dubaï). Les images sont fortes, le message est puissant.
Reste que l’enjeu de Rien à foutre n’est pas seulement d’ordre politique. Un motif plus intime – celui du deuil – traverse également son récit, qui opère un virage notable, à juste titre, dans sa deuxième partie. Rupture de ton, de cadre et d’ambiance : Cassandre s’accorde une pause et s’en retourne chez son père, en Belgique, entre deux jobs. L’idée, ici, n’est pas de dynamiser artificiellement sa non-vie mais, au contraire, de resserrer son trajet. Le film devient plus lent, plus hivernal, mais plus fluide aussi, tandis que son héroïne fait face, enfin, à la raison de sa course folle : le décès accidentel de sa mère. Elle repartira de plus belle bien sûr, et vers d’autres soleils trompeurs (elle n’a que 26 ans), mais une profondeur nouvelle colore désormais son regard, son parcours et le film tout entier.
Réalisé et écrit par Julie Lecoustre et Emmanuel Marre, avec Adèle Exarchopoulos, Alexandre Perrier, Mara Taquin… France – 1h52 – En salles le 2 mars 2022 – Condor Distribution