Inspiré à la fois par son parcours de comédien et par le cinéma qu’il aime, Salim Kechiouche livre avec L’Enfant du paradis (en salles mercredi) un premier film brut, percutant, sensible. Présent devant et derrière la caméra, l’acteur révélé par Gaël Morel il y a plus de 25 ans (À toute vitesse, 1996) raconte la descente aux enfers d’un jeune comédien écorché qui touche du doigt ses rêves de réussite. FrenchMania l’a rencontré pour échanger sur ses inspirations, sa vision de l’évolution du cinéma français et ses envies de réalisateur.
Le film rend hommage à la fois à votre mère, présente via des images d’archives et à votre ami le comédien Yasmine Belmadi disparu très jeune dans un accident. Comment êtes-vous parvenu à mêler cela à votre parcours personnel et à vos inspirations cinéphiles ?
Le point de départ c’est le film Carlito’s Way (L’impasse) avec Al Pacino mais aussi le cinéma de Iñárritu, que j’aime beaucoup et, forcément, le cinéma de Kechiche ou de Pialat. Il y a effectivement toutes ces influences qui m’ont touché, qui m’ont bercé. Il y déjà à la base du projet l’écriture du scénario et la construction de ce personnage qui est dans une descente aux enfers et dont on attend la chute. On sait que ça va arriver, mais on ne sait pas comment, et puis on espère que ça ne va pas arriver. Après, sur le tournage, et surtout au montage, je me suis rendu compte que j’hésitais encore à utiliser les images d’archives, même si j’avais ce désir quelque part dans ma tête. Je voulais mettre un peu plus de distance avec des images d’animation, par exemple. Mais finalement, je me suis rendu compte que c’était plus honnête et plus sincère, plus brut. Brut dans le sens le plus pur. J’ai pris cette décision-là en me disant que je me mouillais aussi complètement et qu’on verrait bien ce que ça donne. Avec le peu de moyens financiers que nous avions, je me suis dit que j’allais faire ça de façon hyper nature et sincère, et me mettre à nu en impliquant des proches et des membres de ma famille.
Cela ne rend pas trop schizophrène de partir de soi pour s’écrire un personnage au destin funeste ?
Je me suis rendu compte, et c’est très bizarre, qu’à chaque fois que j’incarne un personnage, il m’arrive dans la vie des éléments un peu similaires, mes personnages influencent souvent ma vie même si je n’ai pas été dans une autodestruction telle que celle du personnage de Yazid que j’incarne dans le film. Mais, pendant le tournage, j’étais malade, très fatigué et sous cortisone et ventoline ! Je fumais beaucoup, je ne prenais pas super soin de moi. Il y avait ce parallèle, mais là, depuis, ça va ! Je ne suis pas trop en schizophrénie, parce qu’après, la distance vient avec le montage. Je me rends compte qu’en tant que réalisateur, c’est cool, parce que tu peux vraiment prendre de la distance avec les émotions et choisir des moments.
Le film parle, à sa façon, d’un sujet dans l’air du temps : celui des transfuges de classe. C’est un des éléments forts dans ce portrait d’acteur. C’était important pour vous de raconter ça ?
Oui, c’est vraiment le sujet du film. C’est à la mode avec la littérature, notamment les livres de Annie Ernaux, mais cela a toujours existé et nous sommes nombreux dans le cinéma à ne pas venir d’un milieu bourgeois. Je pense à des gens qui viennent de milieu populaire, paysan ou ouvrier comme Gaël Morel. Nous ne sommes pas nombreux mais cela a existé de tout temps, même aux Etats-Unis. C’est souvent plus dur pour eux parce qu’ils n’ont pas les codes. Quand tu arrives dans un milieu comme ça où tu n’as pas les codes, ça peut vraiment te déstabiliser. Et je voulais vraiment raconter ça. Cela me semblait essentiel parce qu’il y a eu plein de moments où je me suis senti aussi perturbé, où j’ai flanché par rapport à ça. Mais j’ai tenu bon, essentiellement grâce à la détermination et grâce à quelque chose du domaine de la force que m’a apporté la rigueur de la boxe. Mais il y a énormément de moments où je me suis dit « Waouh, ce métier, quand même, c’est dur ! ». Et là, je me rends compte pour la sortie de mon film, qu’il faut être dans les petits papiers d’untel, dans des bandes. Ce n’est pas toujours uniquement le talent qui est récompensé. Il y a de la triche, quoi. Le sport, tu cours plus vite que les autres, tu gagnes, stop. Toute la vie est un peu comme ça, mais le cinéma, c’est quand même particulier. Quand on réussit, qu’on nous choisit, c’est parfois pour mieux nous broyer, pour après mieux nous jeter. Il y a un peu tout ça dans le film. Toute l’instabilité que ce métier fait rejaillir sur un jeune homme qui n’est déjà pas super stable. On a l’impression que le métier d’acteur le fragilise. Et cette fragilité, elle est utilisée. Les gens voient qu’il y a cette fragilité, et c’est beau la fragilité à l’écran. Moi, j’ai rencontré plein d’acteurs que j’aime beaucoup qui se sont détruits, qui ont été happés par le métier. Des jeunes hommes, des jeunes femmes qui ont souffert.
Comment avez-vous vécu vos débuts en tant qu’acteur ? Vous avez vite réussi à ne pas être dépassé par les événements ?
Non, ça a mis du temps ! Je pense que quand on vient de milieux déjà peu cultivés, peu éduqués, on a assez peu conscience du côté « artistique », et du côté objet de l’acteur. On doit tout de suite mettre les distances. Moi, je voyais certains acteurs qui venaient de milieux bourgeois, qui avaient grandi là-dedans, et qui, eux, savaient déjà mettre les limites. Il y a aussi le facteur « réussite », on se dit, si je fais ça, si je me plains, ou si je dis que ça ne va pas, on ne va plus me reprendre dans des films, tout ça, quoi. Et quand on veut s’en sortir, on accepte les choses. Dans d’autres domaines, comme les milieux urbains, le rap, c’était le contraire. C’était l’affirmation de soi, la mise en avant du fait d’être différent et un peu énervé. Mais comme je ne faisais pas du rap…
Avez-vous l’impression que le cinéma français, qu’on a quand même toujours décrit comme assez bourgeois, a franchi un pas en termes de diversité ?
Un petit peu. Franchement, et je dis ça vraiment franchement, il me semble que la société a toujours un peu d’avance sur le cinéma. Des acteurs comme Sami Bouajila ou Roschdy Zem ont ouvert des portes, c’est certain. Après, il y a eu quelques acteurs dans ma génération puis la suivante mais on est une quinzaine au maximum. Je trouve que ce n’est pas énorme, il faudrait que ce soit plus représentatif de la société.
Et est-ce que la teneur des rôles qu’on vous propose a évolué ?
Je viens de faire un avocat, un flic. Donc oui ça bouge ! Mais les clichés persistent parce que c’est vendeur, le gros voyou. On part souvent d’un cliché pour aller vers un autre. Mais ça bouge quand même, c’est un processus long, on avance petit à petit. Une fois dans une soirée de scénaristes, je me souviens, je me suis rendu compte qu’il n’y avait aucune personne d’origine ethnique différente, que des blancs. Du coup, je me disais, mais comment ces gens peuvent écrire des scénarios sur des rebeux, sur des Asiatiques, sur des Africains ? Comment peuvent-ils, en fait, ne pas utiliser des clichés ? A partir du moment où les scénaristes, ou les producteurs sont issus d’autres origines, les choses changent, on peut se dire : « Ah, ça me parle ! ».
Pour ce premier film comme réalisateur, aviez-vous en tête des souvenirs de ceux qui vous ont dirigé ?
Bien sûr, oui ! D’ailleurs Gaël Morel est dans le film, il est venu très gentiment faire un clin d’œil. Bien sûr, j’ai pensé à eux. Évidemment. Je pense que c’est un amalgame de plein de choses surtout venant de Gaël et de Kechiche. Ils m’ont aussi inspiré dans plein de choses pas forcément d’un point de vue technique. Gaël, par exemple, m’a apporté beaucoup dans la ténacité, dans le fait de rien lâcher, de continuer, de s’élever par la culture, de lire, et de rester fidèle à soi-même… On est encore amis, 27 ans après. C’est quand même important, ça dit des choses.
Comment est venue l’idée du titre de ce premier film, L’Enfant du paradis ?
Les Enfants du paradis était l’un des films préférés de Yasmine Belmadi à qui le film est dédié. Et puis le paradis au théâtre, c’est l’endroit tout en haut, qui accueille les classes populaires, je trouve ça très beau que ça s’appelle le paradis et que Yazid qui est un acteur issu d’un milieu modeste, soit peut-être l’enfant du paradis ou qu’il projette cela sur son propre fils. Il y a aussi un rapport avec l’au-delà, la maman qui est là-haut. Après, on peut interpréter le paradis comme on veut. Pas mal de gens ont vu le film comme la descente aux enfers de l’enfant du paradis. Le film est plutôt sombre, mais en même temps, il y a des moments de rigolade qui, j’ai l’impression, peuvent rendre les choses humaines et vivantes, comme, à la fin, cette discussion de mecs bourrés au comptoir de la discothèque où il y a un peu d’absurde quand même. J’ai essayé quand même de garder de la légèreté, même dans les moments les plus tristes. Une légèreté qu’on retrouve dans les vidéos d’archives, on voit que ma maman, même très malade, continuait à rire, à s’amuser,
Cette première expérience vous a-t-elle donné le virus ? Vous avez déjà des projets à l’étude en tant que réalisateur ?
Oui, j’ai des idées. Je suis déjà en train d’écrire. J’espère qu’après ce film, je pourrais faire quelque chose de plus simple financièrement parce que là, c’était un peu en mode guérilla ! J’ai mis mon propre argent dans le budget du film…Mais on a fait les choses dans les clous, tout le monde a été payé. J’écris sur l’identité qui est vraiment un thème majeur pour moi et j’ai aussi l’envie d’adapter le roman de Yasmina Khadra, À quoi rêvent les loups, qui parle d’un acteur qui tombe dans le terrorisme. Cela m’intéresse de creuser sa psychologie, de comprendre comment on peut passer d’un artiste avec plein de rêves à quelqu’un de complètement déshumanisé. J’ai plusieurs projets dans la tête. On verra lesquels se concrétisent. Mais j’ai aussi envie de rire, j’ai envie de faire des choses un peu légères.