Le pari est audacieux : adapter le mythe d’Antigone au cinéma, et en actualiser la lecture. Sophie Deraspe, dont c’est le cinquième long métrage, nous plonge ici dans le quotidien d’une famille québécoise d’origine maghrébine aux prises avec la fatalité. Dans cette fable-là, Antigone (interprétée par Nahéma Ricci, une révélation) va tenter le tout pour le tout pour venger la mort de son grand frère, abattu froidement par la police, et sauver son plus jeune frère de la prison. Une héroïne qui n’a de raison que celle du coeur. Entretien avec la réalisatrice d’Antigone, en salles le 2 septembre 2020, sacré meilleur film de l’année aux Prix Ecrans Canadiens.
Quel a été l’élément déclencheur ?
Sophie Deraspe : Un bien triste fait divers. Malheureusement, ça se passe chez nous, comme ça se passe aux Etats-Unis ou en France. Un jeune homme, Freddy Villanueva, s’est fait tiré dessus par la police dans un parc à Montréal. Encore une intervention policière qui a mal tourné… Ca a été, pour moi, l’étincelle de départ. J’ai pris ensuite dans l’écriture beaucoup de libertés, tant sur l’origine de cette famille qui subit ce drame (l’assassinat d’un fils, l’emprisonnement d’un autre, NDLR) que vis-à-vis des personnages eux-mêmes. Ici mon personnage d’Antigone décide de se sacrifier pour que le frère qui lui reste puisse sortir de prison, et pour cela, elle décide de se faire passer pour lui. Ça, c’est évidemment complètement inventé. L’Antigone que je me suis figurée est née de ce fait divers qui m’a beaucoup émue. J’y ai vu une porte d’entrée pour réactualiser le mythe, parce qu’il a pour moi du sens encore aujourd’hui. Faire Antigone au cinéma, c’est ambitieux, c’est peut-être même casse-gueule ! Alors il a fallu que je taise ces voix qui m’intimidaient.
Antigone, c’est une tragédie, et la tragédie que vous contez ici, c’est aussi celle du monde moderne : les injustices, la violence à l’encontre des minorités… Et Antigone devient alors une figure de la résistance, de la désobéissance.
Sophie Deraspe : Oui. La désobéissance juste. Son intégrité est belle à voir. Antigone, c’est un personnage que j’ai rencontré à l’adolescence, lors de mes études. Il m’a habitée, il m’a tellement inspirée en tant que jeune femme. Quand j’ai pris connaissance de l’histoire de ce jeune homme tué par la police, j’y ai vu des correspondances avec ma lecture d’Antigone, et tout s’est très vite mis en place. J’écrivais à la main pour ne pas perdre le fil de mes idées, et très vite aussi est venue l’idée de faire des réseaux sociaux l’équivalent des chœurs antiques. L’autorité, le roi Créon, ça devenait dans ma tête la police, le système pénal et carcéral, mais aussi la figure du père d’Hémon… Et ensuite est venue l’idée de la grande évasion : et si cette adolescente aidait son jeune frère à s’évader de prison ? C’est un film qui s’inscrit dans un certain réalisme social, dans des enjeux sociaux actuels, mais je voulais jouer avec la limite de ce qu’on peut croire dans une fiction, au cinéma, et je crois que ça emmène le film du côté de la fable.
C’est pour cela que vous avez gardé les noms illustres des personnages ?
Sophie Deraspe : Si j’avais retiré les noms, l’histoire se serait tenue toute seule, mais je voulais conserver la filiation avec cette histoire deux fois millénaires, parce que ce personnage dit quelque chose de notre humanité. Déjà, je voulais rappeler qu’un personnage féminin qui dicte l’action, ça existe, et ça existait y a 2000 ans ! Pour moi, Antigone, ça a d’abord été la lecture de Jean Anouilh. Un choc. Et le lendemain, j’avais Sophocle entre les mains. Je n’en revenais pas de la modernité de ce personnage et de son récit. J’avais si peu vu de personnages féminins dans l’histoire de l’art que celui-ci m’a fait une impression folle. Il a eu sur moi un effet totalement cathartique. Sa désobéissance est modèle. Elle est justifiée parce que c’est une désobéissance qui vient du cœur. Puis, Antigone, c’est une figure qui ne souffre d’aucune mode, elle s’inscrit dans le temps et sa lutte résonne encore, très fort. On a éminemment besoin de figures inspirantes comme celle d’Antigone. Parce qu’elle montre à toutes et tous combien le système est rigide, imparfait, qu’il ne sert pas tous les citoyens. Donc c’est pour ces raisons-ci que j’ai tenu à garder les noms des personnages tels qu’on les connaît dans les pièces de Sophocle et Anouilh.
On ne sait pas grand chose de la famille d’Antigone, hormis qu’elle a quitté son pays d’origine pour venir s’installer à Montréal où elle vit depuis des années…
Sophie Deraspe : Je n’étais pas fixée sur l’origine de cette famille, mais par contre, très clairement et dès le départ, il m’a paru important de ne pas remettre en question sa citoyenneté. Cette famille vit sur le territoire canadien en toute légalité. Mon Antigone, elle connaît les poètes québecois, il n’y a aucun problème d’intégration à son endroit. Mais dès lors qu’arrive cette tragédie qui frappe à nouveau sa famille, après celle qui a entraîné leur migration, Antigone et sa famille ne sont plus des citoyens comme les autres. Ça révèle clairement les inégalités de traitement de ce système ici. Donc cette famille, dans mon récit, se devait d’avoir une origine autre, pas née au Québec de parents québécois. Je me suis mise à penser aux origines que mon héroïne pouvait avoir, et kabyle faisait sens, vis-à-vis de son âge à elle et celui de ses frères et de sa grande soeur. Je ne lie pas spcéfiquement Antigone à Oedipe dans mon film, j’ai voulu déplacer la tragédie ailleurs, et j’ai pensé à ces familles algériennes, à la décennie noire, et les exodes qu’elles ont entraînés. Antigone, elle est issue de la tragédie, elle est porteuse de celle-ci, et je crois qu’il fallait aussi que mon personnage en ait conscience, même si les enjeux ont été déplacés ailleurs.
Vous parliez plus tôt des réseaux sociaux. Ici, vous en montrez un usage sain. Ils se font l’écho de ce qui est juste, ils sont porteur d’une forme de solidarité.
Sophie Deraspe : Oui, ils peuvent avoir un aspect positif et c’est dans ce sens là que j’avais envie de les traiter. J’avais déjà beaucoup exploré ce langage et son emploi au cinéma dans mes précédents films, particulièrement dans mon documentaire Le Profil Amina (2015) qui jouait aussi avec la fiction puisque c’est le récit d’un fantasme. Donc c’est un langage que j’ai continué d’explorer avec Antigone, parce que les réseaux sociaux font partie intégrante de notre vie. On ne peut pas les mettre de côté. Ici, je dirais que leur figuration à l’image et leur usage sont un peu osés, parce que ces moments en forme de parenthèses rompent avec le réalisme dans lequel baigne le film. Mais c’est justement cette idée de rupture qui m’a plu. On est quelque part entre le vidéo-clip et les vidéos courtes de Tik-Tok. Puis, c’était une manière de montrer comment l’information circulait, son rythme, ses torsions, sa portée.
Parlons casting. Les actrices et acteurs sont, pour la plupart, des révélations. Comment les avez-vous repérés ?
Sophie Deraspe : Je me doutais que je ne trouverais pas les membres de la famille d’Antigone via les réseaux de casting traditionnels ou les agences qui existent ici, parce qu’il n’est pas évident pour les acteurs et actrices maghrébins au Canada de percer ou d’être simplement repérés par un agent. Donc, je me suis mise à penser très tôt au casting, et je suis partie sur du casting sauvage. J’ai lancé plusieurs appels via les lycées, les facs et les réseaux sociaux. J’avais envoyé un genre de questionnaire, pour en savoir plus sur les étudiants qui me contactaient pour ce casting. J’ai reçu 850 réponses, même en provenance d’Europe et d’Afrique du Nord – l’effet de relai sur les réseaux sociaux ! Mais je voulais vraiment travailler avec des gens qui habitaient Montréal, qui étaient chez eux et avaient le parler québecois. J’ai lu les 850 questionnaires et on a dû rencontré environ 300 personnes, et aussi des jeunes hommes et femmes en centre de redressement, et ça a été super intense et émouvant. Voir cette jeunesse qui s’affirme, qui danse, qui donne son avis sur le monde, ça m’a donné beaucoup d’énergie. Toutes ces rencontres m’ont non seulement permis de trouver Nahéma Ricci, mon Antigone, et les acteurs qui joue les membres de sa famille dans le film, mais aussi plein de figurants extraordinaires ! On a fait tous ensemble différents ateliers de jeu, essentiellement pour développer les liens complices entre les personnages, pour qu’on croit à la famille qu’ils composent. Ces ateliers ne prenaient pas le forme d’exercices en particulier. C’était des moments pour se connaître, pour rompre la gène et la glace. On parlait ensemble, on mangeait ensemble, comme une famille. Je n’ai pas eu de méthode de direction à proprement parlé, j’étais à l’écoute de chacun, je m’adaptais à chacun. L’actrice qui joue la grand-mère d’Antigone, par exemple, était très proche de ses émotions dans les premières prises, mais ensuite, c’était fini, donc il fallu que je prenne en considération ces éléments pour avancer. Nahéma, c’était l’inverse. C’est un diesel, le moteur chauffe progressivement, tout ça se dépose avant qu’elle trouve le juste chemin de l’émotion. Mon travail à moi, ça a été de navigué avec ces différentes dispositions qu’on les acteurs et les personnes. C’était très intense de voir ces comédiens qui pour la premières fois se livraient de cette manière, de mettre à nu leurs émotions.
Quel a été le moment le plus intense émotionnellement au tournage justement ?
Sophie Deraspe : Oh, je dirais la séquence où l’on a coupé les cheveux d’Antigone, et par conséquent de Nahéma. C’était un one shot. Une prise, un plan séquence. Il y avait quelque chose de très chargé à ce moment là. C’était particulier pour Nahéma. Devant la caméra, elle est le personnage d’Antigone, elle a des répliques à dire en même temps qu’on lui coupe les cheveux. On était à la fin de notre journée de tournage, la séquence a duré 10 minutes environ, et je demandais à Nahéma de rester dans le personnage, de rester concentrée. J’étais derrière la caméra, je la dirigeais, j’étais très proche d’elle, et au moment où je coupe la séquence, à cet instant précis, Nahéma se libère du personnage qui ne pleure plus, mais Nahéma, elle, a versé beaucoup de larmes, parce qu’elle a vraiment pris conscience de ce qu’elle venait de faire, qu’elle n’avait plus se cheveux longs, et j’ai voulu qu’on lui laisse un peu de temps et d’espace pour qu’elle apprivoise sa nouvelle coupe !
Et l’avenir alors ?
Sophie Deraspe : Je suis en prochainement en tournage d’une télé-série, sur un sujet assez lourd à nouveau : l’après-coup d’une tuerie dans un lycée. Ça commence les minutes qui suivent la tuerie. Ca s’appelle Bête noire. En ce moment, on est en plein dans la phase de casting, ce sont de grosses journées de travail, mais ça en vaut la peine. Ça sera diffusé sur une chaîne canadienne, Série +, mais à l’international je ne sais pas encore, j’espère que ça se rendra à vous !