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Tardes de soledad de Albert Serra

par | 29 Mar 2025 | CINEMA, z - Milieu

Le crépuscule d’un roi

Jamais la controversée corrida n’avait été filmée comme ça. Jamais plus elle ne le sera (sans mauvais jeu de mots). Avec Tardes de soledad, le cinéaste catalan Albert Serra, qui avait confié par le passé ne pas vouloir réaliser de documentaire, a finalement rencontré son sujet, évidemment un poil provocateur. Ici, rien et tout pourrait contenter les « pro » et les « anti » mais comme dans toutes ses fictions, la corrida y est principalement vue comme un royaume décadent et clos dont le déclin apparait imminent, proche de tous ceux déjà filmés par Serra. Quand il suit et capture dans ses « après-midis de solitude » pendant deux ans le toréro péruvien Andrès Roca Rey, star opaque de la tauromachie, dont on ne connait rien d’autre que sa pratique, il le voit comme le Casanova d’Histoire de ma mort, le roi soleil dans La Mort de Louis XIV ou le Haut-commissaire De Reuter de Pacification – Tourment sur le îles. Roi dans son arène, son carrosse et ses palais éphémères, Rey apparait comme un être anachronique hors du monde. Le cinéaste l’observe dans ces trois espaces fermés, se mirant tantôt dans la caméra installée devant son siège de voiture comme dans un miroir, se faisant vêtir de collants roses et parures traditionnelles scintillantes comme une princesse ou une marionnette, s’agitant telle une danseuse exécutant au ralenti une chorégraphie ancestrale et morbide jusque dans son visage tordu de grimaces étranges. Entouré de sa cour d’hommes, la cuadrilla, auxquels il n’accorde jamais un regard pendant qu’eux ne font que vanter sa splendeur virile et ses cojones – traduites par « grosses couilles » – face à la médiocrité des autres et la faiblesse des taureaux qui défilent vers leur mort. Équipés de micro-cravates dans l’arène, les jurements bavards et triviaux de ses compagnons deviennent le son principal du film, mélodies masculinistes doublée d’un homoérotisme ambigu, auquel on n’échappe pas, qui prennent toute la place et brise le mutisme du toréro. Ces rituels folkloriques souvent pathétiques, Serra et son chef opérateur-monteur Artur Tort Pujol, les enferment dans des cadres serrés par un dispositif à trois caméras (le même, là encore, que pour ses fictions). Le public d’aficionados de ce spectacle d’exécution sanglant reste hors champ de l’immersion brutale que le cinéaste met en place. Et comme pour accentuer la violence, Tardes de soledad se joue au montage dans un système de répétitions, celles de la tournée : voiture, arène, hôtel comme celles de la mise à mort. Le temps y est distordu dans un geste de cinéma radical. De nouveau le cinéma hors norme de Serra hypnotise quand il nous séquestre auprès de ces deux solitudes sans jamais s’y complaire : l’homme et l’animal emprisonné dans l’imprévisible de la mort répétitive. À la fin, il reste ce plan d’ouverture bressonien d’un taureau dont le regard face caméra laisse s’ échapper une larme.

Réalisé par Albert Serra. – 2h05 – Dulac Distribution. En salles le 26 mars 2025.

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