Écoutez la différence…
Vibrante et déroutante, The Eddy – nouvelle série prestige de Netflix – conte les hauts et les bas d’une boite de jazz dans le Paris d’aujourd’hui. Tissée de chorus entrainants et de solos mélancoliques, elle confirme le tempo singulier de Damien Chazelle, son coréalisateur et producteur exécutif. Loin des standards habituels, le cinéaste oscarisé de La La Land carbure ici au mélange, à la jeunesse et à la diversité.
Par Ariane Allard.
N’en déplaise à ses fans vibrants, et aux petits futés du service marketing de Netflix, Damien Chazelle n’est pas à l’origine du projet The Eddy. Mais l’on comprend aisément pourquoi le cinéaste oscarisé de La La Land, sitôt contacté, s’est empressé de dire « yes » à ses deux auteurs, le scénariste Jack Thorne (This is England) et le compositeur Glen Ballard (élève de Quincy Jones, puis producteur de Michael Jackson et Alanis Morissette). De fait, la première incursion dans l’univers sériel de ce percussionniste accompli sonne comme une évidence. Nul hasard si l’accorte trentenaire impose son rythme singulier à cette création originale, à la fois comme producteur exécutif et réalisateur des premiers épisodes ! Tout, dans la matière comme dans la manière de ce récit choral nous parle un peu, beaucoup, de lui, artiste franco-américain entre deux rives. De sa passion pour le jazz, puisque The Eddy nous plonge dans les tribulations d’un groupe… de jazz et du club dans lequel il se produit (chansons et morceaux joués en direct, s’il vous plait). De sa passion pour Paris, ville-creuset pour les jazzmen, notamment américains. Et, enfin, de sa passion pour un cinéma en forme de grand mix, d’autant plus inclusif que son énergie plurielle se joue à tous les niveaux. Devant et derrière la caméra.
Jazz fusion
Voyez le groupe qui officie dans The Eddy. Constitué pour l’occasion de l’Américain Randy Kerber (piano et composition), du Français Ludovic Louis (trompette), de la Croate Lada Obradovic (batterie), du Haïtien-Canadien Jowee Omicil (saxophone), du Cubain Damian Nueva Cortes (contrebasse) et de la Polonaise Joanna Kulig (actrice remarquée de Cold War et fine chanteuse), tous artistes chevronnés, il brasse plusieurs générations et continents pour mieux enchanter ses partitions « boppy-poppy-sexy », à cheval entre le bop et la pop donc. Fusion assurée ! Voyez l’intrigue, aussi, qui nous raconte les hauts et les bas d’Eliott Udo (André Holland, charismatique), un ex-célèbre pianiste de jazz new-yorkais reconverti en patron de club à Paris. Rattrapé par une sombre histoire de fausse monnaie, puis franchement débordé par le meurtre de son meilleur ami, la (grosse) crise d’ado de sa fille ou ses amours compliquées avec une blonde, on comprend surtout que son passé a du mal à passer. Ok, le cocktail de poncifs n’est pas loin… Sauf que ce récit patchwork, articulé en 8 épisodes, frappe par sa modernité. Filmé dans un Paris populaire et multiculturel (essentiellement le nord-est parisien et sa périphérie), jalonné de dialogues multilingues (français, anglais, polonais, croate, arabe), il carbure décidément au mélange. Bonne pioche : c’est là que se nichent sa différence et sa vérité.
Mélange des genres (thriller, chronique familiale, drame musical). Mélange d’acteurs (Tahar Rahim, Leïla Bekhti, Amandla Stenberg, Adil Dehbi ou Léonie Simaga trouvent le ton, chacun à leur façon). Mélange d’influences : tourné en 16 mm, nanti d’une image granuleuse et « shaky », The Eddy fait de l’œil aussi bien à la Nouvelle Vague française qu’au Free Cinema anglais ou au Mean Streets de Martin Scorsese. Et, enfin, mélange de regards masculins/féminins : Damien Chazelle, qui a donc réalisé les deux premiers épisodes, est habilement relayé, ensuite, par Houda Benyamina (Divines), Laïla Marrakchi (Rock the Casbah, Le Bureau des légendes) et Alan Poul (producteur de Six Feet Under et The Newsroom). En clair, le compte est bon et la note est bleue, ou presque…
Jazz passion
De fait, la combinaison s’avère parfois déroutante, en grande partie parce que The Eddy ne s’appuie pas du tout sur une narration classique ! Privilégiant l’errance, accompagnant au plus près la mélancolie de ses protagonistes – en perdition dans la ville et dans leur vie -, la série en arrive même à diluer son suspens (prétexte) dans des sous-intrigues inutiles (l’histoire de la fausse monnaie, l’alliance du club avec la mafia croate, etc.). Quand elle ne bifurque pas, tout à coup, sur un personnage secondaire et moyennement convaincant (cf. le chapitre intitulé « Jude », du nom du contrebassiste héroïnomane du groupe). De quoi décourager… Il convient pourtant de s’accrocher, car ce sont bien ces détours syncopés, ces solos plus ou moins fluides, puis ces chorus enchantés qui donnent à The Eddy un tel cachet et une telle justesse in fine. Ne pas oublier que le mot anglais « eddy » signifie « tourbillon » en français. Autant dire que l’enjeu de cette série est avant tout de nous faire entendre – et vivre – les tourbillons du jazz. Musique passion si souvent aspirée par le fond (du spleen). Musique exigeante qui tisse sa singularité – et sa beauté consolatrice – dans la rigueur du groupe et de l’écoute. Musique populaire et sophistiquée. Au fond, grâce à The Eddy, on saisit mieux pourquoi Damien Chazelle, jeune réalisateur cosmopolite, non formaté et surdoué, l’a placée au cœur de son œuvre…
The Eddy, mini-série américano-britannique de Jack Thorne et Damien Chazelle. Avec Andre Holland, Joanna Kulig, Amandla Stenberg, Leila Bekhti, Tahar Rahim… Durée : 8 x 55 min. Diffuseur : Netflix. Copyright photo : Netflix