Pour son quatrième long métrage, Thierry de Peretti adapte un roman de Jérôme Ferrari, À son image. L’histoire d’Antonia, jeune photojournaliste corse, dessine un sublime portrait d’émancipation et la fresque d’une génération confrontée à la lutte armée indépendantiste insulaire de la fin du XXe siècle. Rencontre avec le réalisateur.
C’est la première fois que vous partez d’une fiction, mais vous aviez déjà abordé la lutte armée indépendantiste dans vos précédents films. Qu’est-ce qui vous lie au livre de Jérôme Ferrari et vous a donné envie de l’adapter ?
Thierry de Peretti : Avec Jérôme Ferrari, on se connaît depuis longtemps. Nous sommes de la même génération. Il a commencé à publier ses premiers romans au moment où je réalisais mes premiers courts métrages. Nous avons tous les deux grandi en Corse et avons surement été marqués par les mêmes événements politiques, même si sans doute pas de la même manière. Ça faisait un moment déjà que je voulais adapter un de ses romans, mais à chaque fois les droits étaient pris. J’ai lu très tôt des épreuves d’À son image, avant que le roman ne sorte. Cette lecture m’a procuré une grande émotion. Jérôme Ferrari capture quelque chose de profondément lié à la Corse, d’anti-exotique et anti-régionaliste. Il le fait tout en étant puissamment ancré du côté du contemporain et paradoxalement aussi, il se tient à la jonction de quelque chose de plus archaïque lié à notre culture, à notre peuple et à son histoire. Je dois dire qu’au départ, vu la grande proximité historique et narrative avec Une vie violente, il n’y avait pas vraiment de raisons pour que j’en fasse l’adaptation. Puis, c’est devenu une raison. D’abord, pour continuer le dialogue avec le texte de Jérôme, mais aussi parce qu’il me donnait l’occasion d’approfondir certains des thèmes d’Une vie violente. Ensuite, parce que le personnage d’Antonia, totalement neuf dans la fiction contemporaine, m’a passionné.
Le personnage d’Antonia est en effet assez fascinant. Il est hors-norme, quasi mythologique. Une sorte d’Antigone…
Thierry de Peretti : J’attendais ce personnage. Un personnage féminin central d’une grande complexité narrative, secret et drôle en même temps, doué, passionné, épris de la liberté, capable de se réinventer, mais dramatiquement cerné par un environnement contaminé par l’échec politique et par la mort. C’est très beau je trouve. Elle offrait aussi, pour moi, un contrepoint exact du héros d’Une Vie violente, mon deuxième film. Les films dialoguent et créent des liens intimes et secrets les uns avec les autres. Comme je ne fais pas de films qui racontent mes propres histoires, j’essaie de faire en sorte que les éléments autobiographiques soient quand même là, même si c’est de manière détournée ou masquée. Je me sens plus proche du personnage d’Antonia, sans doute à cause de sa pratique de la photographie et des questions qui y sont liées, mais aussi bien sûr de son rapport à la chose politique et à l’insularité. J’arrivais à comprendre de quelle manière elle envisageait les différents rapports à son métier et aussi son ambivalence professionnelle, son insatisfaction chronique ! Ça me la rendait proche, comme une sœur ainée, puisque sa génération vient avant la mienne.
Je me sens plus proche du personnage d’Antonia, sans doute à cause de sa pratique de la photographie et des questions qui y sont liées, mais aussi bien sûr de son rapport à la chose politique et à l’insularité.
Comment vous avez travaillé ce personnage ?
Thierry de Peretti : On a beaucoup réfléchi au personnage, d’abord avec Jeanne Aptekman qui écrit avec moi et aussi Julie Allione, qui fait le casting du film. On s’est posé beaucoup de questions y compris celles auxquelles le roman ne répond pas complètement, notamment les questions sociales. Et puis on a surtout continué à l’écrire et le penser avec la comédienne, Clara-Maria Laredo. C’est toujours compliqué d’imaginer un personnage principal féminin alors que je suis un cinéaste homme. Ça crée une tension intéressante, mais comme je n’ai pas toutes les réponses, je ne veux pas faire des choix d’écriture ou de mise en scène complètement arbitraires. C’était important que je puisse dialoguer assez tôt avec Clara-Maria sur le personnage, sur son fonctionnement, au moins autant que sur les questions politiques qu’Antonia pose et révèle.
La comédienne Clara-Maria Laredo a apporté sa vision du personnage ?
Thierry de Peretti : Oui, bien sûr, à partir du moment où elle est arrivée dans le film. Clara-Maria n’avait pas beaucoup d’expérience de jeu, mais c’est quelqu’un qui a un rapport au texte et à la prise de parole très fort, très sûr, ainsi qu’un instinct et un rythme de jeu rare. C’est elle qui donne au personnage cette manière de s’engager dans le dialogue. D’écouter. Cette façon de penser aussi, qu’on sent nettement dans le film. C’est d’elle que vient l’apport principal au personnage d’Antonia qui était jusque-là un personnage de littérature, de papier. Elle a participé à toutes les discussions et de nombreuses scènes se sont précisées par son travail en répétition ou en préparation. Mais de la même façon que son esprit, son humour, donnent vie à Antonia de manière inattendue, c’est surtout un rythme intérieur qu’elle impose, une façon singulière d’habiter les plans.
J’attendais ce personnage. Un personnage féminin central d’une grande complexité narrative, secret et drôle en même temps, doué, passionné, épris de la liberté, capable de se réinventer, mais dramatiquement cerné par un environnement contaminé par l’échec politique et par la mort.
Le film semble sans cesse répondre au personnage principal, en étant à la fois mystique et très ancré dans le réel historique et intime…
Thierry de Peretti : Effectivement, le film c’est le personnage. Et même les questions plus théoriques, comme celles de l’image et de la représentation, s’incarnent à travers Antonia. Et c’est pour ça que c’était important que ce soit une comédienne qui impose d’emblée un point de vue aussi tranché sur le rôle, et surtout de le faire sans n’être jamais dans le pathos ou la psychologie.
Comment avez-vous abordé la question de la voix-off ?
Thierry de Peretti : Ça a été long cheminement. Avec Jeanne, on avait deux envies fortes au moment de se mettre à écrire. D’abord, mettre de côté tout ce qui avait à voir, même à l’écrit, avec la reconstitution de l’époque ou le passage du temps. On avait décidé que c’étaient des choses dont le film s’occuperait lui-même d’une façon ou d’une autre. Et puis on voulait que le film soit le moins bavard possible comparé au film précédent, Enquête sur un scandale d’Etat. On avait cette envie d’écrire un film muet. Presque muet. Assez vite, on a su qu’on avait envie de prendre appui sur une voix-off pour ça. Ça me plaisait beaucoup de voir ce qu’on pouvait faire avec cet outil-là. On pensait à la fois à Guitry, à Chris Marker, à Un temps pour vivre, un temps pour mourir d’Hou Hsiao-Hsien ou au Tabou de Miguel Gomez… J’en suis conscient, il y a une contradiction à vouloir une absence de parole et, en même temps une voix-off, donc du texte. Mais cette voix, c’était une façon d’affirmer le désir d’un lien fort avec le roman et avec la littérature, de le revendiquer même, car la quasi-totalité de la voix-off est prélevée du roman.
Ça a tout de suite été évident que la voix-off devait être celle du personnage de Simon ?
Thierry de Peretti : On a fait plusieurs essais, en écrivant. On s’est d’abord demandé ce qui se passerait si c’était la propre voix d’Antonia. On pensait beaucoup à la voix off de Millennium Mambo d’Hou Hsiao-Hsien. On a ensuite donné la voix à son oncle, mais là, ça alourdissait beaucoup, c’était trop signifiant, trop triste. Puis, on a imaginé quelque chose d’un peu plus polyphonique, en se demandant aussi si ça ne devait pas être les morts du film qui parlaient.. Mais on n’était jamais vraiment convaincus. Quand où on a essayé avec Simon, ça s’est mis à fonctionner. Ça crée une dynamique narrative immédiate, sans doute parce qu’il est celui, dans le récit, qui aura accompagné Antonia tout au long de sa courte vie. Il est à la fois l’ami d’enfance, l’amoureux et un admirateur… Il devient par la voix comme une sorte de biographe. Ça raconte le film d’une autre manière que ce qui est à l’image, tout en ouvrant quelque chose de très sensible et qui a à voir avec le deuil : Quelqu’un raconte ce dont il se souvient de quelqu’un d’autre, qu’il a aimé et perdu. Il y avait encore un élément qu’on aimait et qui donnait en cours de route une nouvelle impulsion au film, c’est qu’on se rende compte que la voix-off appartient à Simon assez tardivement dans la narration.
Vous vous êtes donné le rôle du parrain d’Antonia. Un prêtre, qui lui offre son premier appareil photo. Comment ça s’est décidé ?
Thierry de Peretti : Julie Allione (la directrice de casting NDLA) a eu cette idée très tôt. J’étais un peu réticent parce que je ne voulais pas que ce soit méta : le prêtre qui joue à la fois l’oncle et parrain du personnage principal, et qui est aussi celui qui lui donne son premier appareil photo… Ça peut peser des tonnes ! Mais quand même, acteur, c’est mon premier métier. Et c’est vrai que ça me faisait plaisir d’être avec ce groupe de jeunes acteurices et de partager des scènes avec Clara-Maria Laredo aussi, comme un passage de relais générationnel dans le film. Puis, la partition est devenue plus modeste que dans le roman où le personnage est très présent.
Pour en revenir à Antonia, elle parle de sa quête de « l’image juste ». Est-ce que vous, en tant que cinéaste, vous avez une sorte d’obsession identique de recherche de justesse quand vous réalisez des films ?
Thierry de Peretti : Oui, une recherche d’exactitude, un souci du détail, bien sûr. Surtout quand il s’agit de mettre en scène des événements historiques et politiques qui appartiennent à la mémoire collective. Qu’est-ce que le cinéma peut faire pour dynamiter le folklore de tout ce corpus d’images liées à la lutte armée en Corse ? Les honneurs militaires rendus lors de l’enterrement d’un militant politique, les archives de la prise d’otage de Bastelica-Fesch, mille fois vues, le double homicide de la prison d’Ajaccio… Est-ce qu’on reproduit images telles qu’on les a vues à la télé ? Est-ce qu’on les remet en scène, en perspective ? Il faut comprendre qu’une partie de l’imaginaire lié à ce territoire qu’est la Corse a été tout au long du temps, construit par des stéréotypes, des clichés folkloriques de type coloniaux. Il faut lire les récits édifiants faits par Mérimée ou par Maupassant… Ils sont consternants. Ce n’est pas simple si on vient de Corse de se construire ou d’être un peu fiers de ce qu’on est quand ces récits-là ont pris le leadership des représentations et ont fini par être intériorisés, y compris par nous-même.
Qu’est-ce que le cinéma peut faire pour dynamiter le folklore de tout ce corpus d’images liées à la lutte armée en Corse ?
Le film interroge cela précisément…
Thierry de Peretti : Oui, c’est un récit qui met en jeu la question du regard que l’on pose sur les évènements, sur les êtres et finalement sur nous-même. La question du regard et aussi la question de la représentation et du récit qui va avec. Ce qu’on voit, ce et ceux qu’on donne à voir. Cela implique de tenter d’y répondre par des choix de mise en scène très nets. Je cherche à ce que les atmosphères créées dans le film soient les plus familières possibles, pour celles et ceux qui les (re)connaissent, mais pas seulement. Je cherche à le faire tout en m’affranchissant du strict réalisme, pour ne pas me trouver à devoir uniquement reproduire des scènes déjà vues. C’est important pour moi, lorsque le film sera montré en Corse, que les spectateurs qui savent de quoi on parle, comprennent de quelle manière je dialogue avec ces images-là. Car je fais avant tout un film de 2023 ou 2024, qui évoque certes les années 80-90, mais je ne suis pas dans une quête d’authenticité, ça ne m’intéresse pas. C’est mon point de vue que j’exprime par le cinéma. Par exemple la conférence de presse clandestine tel qu’elle se déroule dans le film, c’est-à-dire dans un environnement urbain, il y en a eu quelques-unes, c’est vrai, mais pas comme ça. Il faut que le pas de côté soit fait à partir d’une image primitive, même si elle reste hors-champ. Sinon, on ne montre quelque chose de faux, d’irréel ou de fantasmé.
Il y a beaucoup les plans séquences dans le film, est-ce que cela permet de laisser les comédiens libres tout en recherchant cette justesse dont vous parliez ?
Thierry de Peretti : Oui, je crois. Les films qui me touchent le plus, travaillent beaucoup à partir de cette figure-là, sur la temporalité des séquences. C’est la figure de style qui selon moi truque le moins, qui manipule le moins. Je ne dis pas que tout ce qui est découpé est de l’ordre de la manipulation, mais disons que le plan séquence revendique d’une certaine façon le sans effet, il contient quelque chose de plus brut et immédiat. Ça n’enlève rien à sa composition. Ça permet aussi selon moi de mieux voir les acteurs bouger, s’arrêter, reprendre. J’aime quand le spectateur a l’impression d’être dans la même temporalité que celle des personnages, dans une impression de présent pur. Cette sensation d’être au présent que donne le plan-séquence est aussi dû au fait qu’il contient la possibilité d’un effondrement. Je veux dire qu’il y a des moments où tout d’un coup la séquence semble s’effondrer sur elle-même, elle ne tient plus ou bien semble s’enliser et c’est comme une catastrophe à laquelle on assiste et puis… hop, elle parvient sous nos yeux à se redresser, elle se récupère. Cette sensation de danger me plaît. La tension dans le plan ne doit pas passer par quelque chose de forcé ou d’extérieur, mais par une justesse physique et par une grande écoute dans le jeu. On a la sensation que les acteurs sont plus vivants et les spectateurs deviennent plus libres eux-mêmes. C’est comme si cette liberté leur donnait l’autorisation d’achever le film eux-même, de compléter ce qu’il manque.
À son image, réalisé par Thierry de Peretti. En salles le 4 septembre 2024. Distribution : Pyramide.