Avec Enquête sur un scandale d’État, Thierry de Peretti tire le fil de son cinéma politique et complexe. Après les formidables Les Apaches et Une vie violente, il s’affirme, avec ce premier film non-insulaire, comme un cinéaste majeur du récit au présent. Son traitement des relations entre pouvoir, médias, police et voyous ne cède jamais à la facilité de la simplification et ouvre des champs cinématographiques innovants et passionnants. FrenchMania a rencontré Thierry de Peretti afin d’évoquer les différentes strates de son travail sur ce film qui a failli être une série…
Comment vous êtes-vous emparé de cette histoire médiatico-judiciaire qui est au cœur d’Enquête sur un scandale d’État ?
Thierry de Peretti : J’ai fait tous mes films en Corse, et, après Une vie violente, j’avais envie de filmer à Paris parce que j’y passe une bonne partie de mon temps. Moi qui habitais à République, j’avais envie de raconter ce moment à Paris, l’après 13 novembre, le Paris post traumatique. Est-ce qu’on arrive à raconter cette vie-là ? Qu’est-ce qui se passe politiquement ? Je réfléchissais à tout ça quand on m’a proposé de faire une série adaptée du livre « L’Infiltré » écrit par Hubert Avoine avec le journaliste Emmanuel Fansten. Je lis le livre, ces histoires de trafic me captivent mais pas au point d’en faire un film ou une série. Ce n’est pas mon histoire, j’ai besoin d’une connexion plus intime avec le truc, je ne peux pas adapter le témoignage de quelqu’un. On m’a conseillé de quand même rencontrer Emmanuel et Hubert. En rencontrant Emmanuel qui est journaliste pour Libération, qui a moins de 40 ans, je rencontre une vraie personne qui est une porte d’entrée sur ce que je cherchais à dire sur Paris. Le personnage de Stéphane dans Une vie violente, c’est quelqu’un qui passe d’un cercle à un autre, et qui permet de pouvoir circuler dans la société. Je me suis dit qu’Emmanuel avait quelque chose comme ça. Et sa relation avec Hubert, qui n’est pas de la même génération, ni même du même milieu culturel, ça m’intéressait. Deux personnes qui n’ont rien à voir l’une avec l’autre mais qui étaient comme un petit couple qui se dispute, se chamaille et se voit quotidiennement. Emmanuel était déjà en pointe sur les questions des provocations policières et Hubert était extrêmement énervé, il voulait renverser le système, faire tomber les grands policiers qui l’avaient trahi. Il y avait donc cette relation passionnante entre les deux, une relation que je n’avais jamais vue entre un journaliste et sa source. Ils étaient à un niveau de connaissance du sujet, des stups d’un point de vue judiciaire et juridique, ils avaient un savoir encyclopédique sur la question. Finalement la série ne s’est pas faite mais le film s’est fait. J’ai passé beaucoup de temps avec eux, à les suivre en mode stagiaire deux ans avant la mort d’Hubert. Et il y a eu un aller-retour entre l’écriture et les entretiens que j’ai menés avec eux. Moi ce qui m’intéresse c’est de voir les gens qui racontent comment ils changent d’un moment à un autre. Mais le pari c’était d’en faire du cinéma sans que ce soit ennuyeux.
Comment s’opèrent à ce moment les choix par rapport à la construction du récit ?
Thierry de Peretti : Avec Jeanne Aptekman avec qui j’écris, on est partis de plusieurs choses, d’Hubert et d’Emmanuel évidemment, et, petit à petit de leur histoire d’amitié. On a utilisé toute la matière emmagasinée : les entretiens, des PV, des articles, des émissions… Mais ce n’est pas forcément pour faire vrai, c’est pour envisager la façon de penser que cela produit chez eux. On apprend quelque chose de ces personnages parce qu’on les voit dans des moments de déchirement ou d’intimité, parce qu’on se questionne sur eux, sur la vérité, le mensonge, sur le fait que l’un d’entre eux ait pu tuer des gens. Ce sont les changements de points de vue que tout cela provoque qui a ont guidé l’écriture. Il fallait qu’on restitue ça avec le plus de justesse possible. Tous les voyages étaient importants car on passe par les lieux du trafic, comme dans une espèce de pèlerinage.
Comment avez-vous pris la décision de tourner avec ce format carré ?
Thierry de Peretti : En fait assez tôt, parce qu’avec Claire Mathon, la directrice de la photo, nous avons fait beaucoup d’essais de formats, de caméras comme on fait en photo par exemple. On a alterné entre du 1.66 et 1.33 qui est un format que j’aime beaucoup, mon premier film était comme ça. Je savais que le film allait être dense, plus cru, plus physique. On fait un travail avec les acteurs, sur le langage, le texte, la pensée, qui embarque le récit mais c’est pas pour ça que le film est naturel ou réaliste. C’est un format qui contredit un peu l’effet documentaire, un format de la fiction qui est presque non immersif. Il permet un récit dense mais qui hypnotise quand même un peu, qui met sur une certaine fréquence. Pour le son aussi c’est un peu différent, c’est très contenu, c’est très derrière.
Comment avez-vous choisi vos acteurs ?
Thierry de Peretti : C’était assez peu réfléchi. Il s’est agi, comme au théâtre, de composer la troupe et c’est la première fois que je travaille au cinéma avec des acteurs qui ne sont pas corses ! Il a été question à un moment donné que Vincent Lindon joue le rôle de Roschdy Zem, il y a eu diverses réflexions. Pio Marmaï a une certaine ressemblance avec Emmanuel, dans le corps, même si je cherchais plus une équivalence qu’une ressemblance. Roschdy ne ressemble pas trop à Hubert mais moi ça me permet de créer un dialogue entre les vrais que je connais, et les faux. Hubert est mort en 2018, mais les autres acteurs avaient un accès aux vrais personnages.
Vous restituez formidablement la vie d’un quotidien, les scènes de comités de rédaction chez Libération sont très réalistes. Comment avez-vous travaillé sur ces moments importants du film ?
Thierry de Peretti : Quand j’étais chez Libération, c’était très différent de ce que j’avais en tête. Déjà sur la sociologie de Libé, ce sont des hommes et des femmes quand même assez jeunes. J’aime beaucoup le fait de voir comment ils sont habillés, comment ils bougent, quels téléphones portables ils ont, comment ils sont les uns par rapport aux autres, ce n’est pas Le Monde. Et après, ça vient des actrices et des acteurs, n’importe quelle actrice ou n’importe quel acteur ne peut pas jouer ça. Ça ne peut pas être des acteurs qui ne connaissent pas ce milieu, la façon dont on prend la parole, dont on s’écoute. Ils l’ont fabriqué le journal, on a posé les bases, et ils ont travaillé pour livrer le journal en une prise en temps réel, et ça c’était dément. Je n’ai pas pu garder tout ce que je voulais des comités de rédaction mais je ferai une version longue parce que c’est aussi une façon de rendre hommage au travail des acteurs.
Enquête sur un scandale d’État, réalisé par Thierry de Peretti, écrit par Thierry de Peretti et Jeanne Aptekman, avec Pio Marmaï, Roschdy Zem, Julie Moulier, Vincent Lindon … Durée : 2h03. En salles le 9 février 2022 (Pyramide Distribution)